A Damas, nous retrouvons la trace d’une orpheline dont l’histoire prend sa source dans les bombardements contre le dernier bastion de l’Etat Islamique. A 6 ans, elle a déjà vécu davantage que la plupart des gens dans leur vie entière. Aujourd’hui, elle attend d’être rapatriée en France où sa famille l’attend.
Il est presque midi lorsque Rana nous demande de la suivre vers l’aire de jeux de l’orphelinat dont elle a la charge, en banlieue de Damas. Plusieurs enfants accourent vers nous. En réalité, ils se précipitent pour venir embrasser cette directrice qui prend soin d’eux depuis des années. Rana nous lance en riant: «Si l’un d’entre vous reconnaît Inès, je lui offre un dîner.»
J’ai reçu ces dernières années de nombreuses photos d’Inès (prénom modifié), cette petite orpheline française âgée de 6 ans, et j’ai suivi son histoire. Quelques secondes me suffisent pour la reconnaître. Elle est là, avec son grand sourire, son visage tout rond, ses cheveux noirs remontés en couette. Inès est habillée en rose, des pieds à la tête. J’ose à peine lui parler de peur de la perturber. Elle est une miraculée, je le sais. Elle-même n’en a pas encore conscience.
Cette petite princesse gesticulante est née début 2019 dans un tunnel de l’Etat islamique, sous les bombes de la Coalition internationale. Quelques jours après sa naissance, sa mère, une djihadiste française, a été tuée par une frappe aérienne. Privée de lait maternel au milieu du chaos, Inès a failli mourir de faim. Mais aujourd’hui, elle est bien vivante, à Damas, dans un orphelinat de cette Syrie libérée d’un clan Assad que tous pensaient inamovible. Tout me semble à cet instant irréel, alors je garde mes distances avec la petite fille.
Noé Pignède, le journaliste qui m’accompagne, s’accroupit à côté d’elle. Aussitôt, Inès attrape la manche de sa veste et lui demande:
Moi je parle arabe. Tu connais quelle langue, toi?
L’arabe, un peu, et le français.
Moi aussi, je suis française.
Spontanément, l’orpheline saute dans les bras de mon confrère et l’enlace, avant de repartir jouer en sautillant.
Inès a vu le jour début 2019 dans un souterrain de Baghouz, petite localité à la frontière avec l’Irak et dernier bastion de Daesh en Syrie. Sa mère Leyla (prénom modifié) a accouché à même le sol, au milieu des bombardements. Comme des milliers de femmes djihadistes venues de l’étranger, elle n’a jamais voulu quitter l’organisation terroriste. Dans les dernières semaines de la bataille de Baghouz, les émirs de l’organisation, conscients qu’ils vont perdre ce qu’il leur reste de territoire, préparent déjà l'après. Ils demandent aux femmes de se rendre aux FDS, les Forces démocratiques syriennes (pro-kurdes, soutenues par la coalition), afin de sauver les enfants qu’ils ont désignés comme des héritiers de la terreur.
Mais Leyla est de celles dont la radicalité rend la reddition impensable. Elle refuse et reste sous les bombes. Dans son dernier message à sa famille en février 2019, elle explique même que tout va bien, que les choses finiront par s’arranger. A cet instant, Inès est âgée de quelques jours seulement, mais sa mère n'annonce pas sa naissance à ses proches.
Originaire de Miramas dans le Vaucluse, Leyla a quitté la France en juin 2014 avec son mari Omar (prénom modifié) et leurs deux enfants, 1 an et 2 ans. Un cas parmi d’autres de ce que les magistrats français appellent le «djihad des familles». Combattant de l’Etat islamique, Omar est mort en 2016. « Après son décès, toute ma famille a supplié Leyla, ma belle-sœur, de ramener les petits. On lui a dit: rentre, tu n’as plus rien à faire là-bas», me racontait Loubna, la belle-sœur de Leyla. Mais la mère de famille choisit de rester en Syrie et se remarie avec un autre terroriste, le père d'Inès, dont elle ne donnera jamais l’identité.
Depuis 2014, j’enquête sur les Françaises, les Belges et les Suissesses de l'Etat Islamique. A cette époque, elles me racontent de l’intérieur les derniers jours de Daech et me donnent des détails sur la mort de Leyla. La mère d'Inès a d’abord été gravement blessée par un tir de mortier qui l’a privée de l’usage de ses jambes. Quelques semaines plus tard, lorsque la tente où elle a trouvé refuge prend feu après une frappe aérienne, elle est gravement brûlée. Avant de mourir, elle confie Inès à Nadia, une Belge de 33 ans qui récupère également Zahra et Mehdi, les deux autres enfants de Leyla. C’est le début d’une nouvelle errance pour la fratrie.
En mars 2019, Nadia est arrêtée par les FDS et enfermée avec les enfants de Leyla dans l’immense camp d’Al-Hol au Nord-Est de la Syrie. Inès n’est un alors qu’un nourrisson et elle ne se nourrit quasiment plus depuis la mort de sa mère. Son état se dégrade de jour en jour. Dans ce camp dépourvu d'hôpital, aucun médecin n’est capable de prendre en charge le bébé.
Huit mois plus tard, le 14 novembre 2019, Nadia se faufile sous les grillages du camp et s’évade avec Zara, Medhi et Inès. Après plusieurs semaines de préparation, la Belge a pu récolter assez d’argent pour payer des passeurs locaux afin qu’ils l’emmènent à la frontière turque avec ses enfants. Un système très bien rodé: des dizaines d’autres femmes djihadistes détenues par les Kurdes se sont échappées ainsi.
De nuit, cachée dans le coffre d’une voiture, Inès fait donc route vers la Turquie. Mais rien ne va se passer comme prévu. Sur le trajet, le passeur se fait arrêter près d’une zone sous contrôle de Bachar el-Assad. Avant que le téléphone de Nadia ne s’éteigne définitivement, ses amies restées au camp d’Al-Hol reçoivent un dernier message: «Nous sommes avec le régime!» Impossible aujourd’hui de savoir si le conducteur a fait une erreur de route, ou si la famille a été revendue par le passeur aux hommes d’Assad.
A ce moment-là, je perds la trace d’Inès. Mais je garde précieusement dans un carnet tous les détails de cette histoire pour être certaine de ne rien oublier.
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