Quels que soient ses emplois successifs, Zhang Wei a un don pour tout rater. Il se prête au jeu de l’employé zélé pendant un temps, mais bientôt son sens de l’absurdité le rattrape, et le voici en train d’ourdir sa démission aux toilettes. Jusqu’au jour où se profile un vrai job de rêve, aussi bête que les autres, mais tellement bien payé…
Dans tous les jobs, la réunion du matin est généralement une perte de temps. La routine typique est la suivante: le chef d’équipe ouvre la marche et scande «Bien le bonjour, chers collègues du département X! Bien le bonjour! Bien le bonjour!» Suivent trois tours d’applaudissements rapides et bruyants. Certains managers vont jusqu’à pousser la chansonnette.
Un des jobs de Zhang Wei a consisté à vendre du guihua jiuniang, une sorte de pudding de riz parfumé aux fleurs d’osmanthe, dans un supermarché spécialisé en produits frais. Tous les jours, son supérieur profitait de la réunion du matin pour afficher son mépris des habitants de la province voisine du Henan (réputée fruste et arriérée, très stigmatisée en Chine, ndlr.). Il se félicitait de vendre du riz, des nouilles et des huiles de qualité, qu’on ne trouverait certainement pas là-bas. Zhang Wei n’était pas du Henan, mais il détestait son chef pour ça.
Le Centre d’appel public 12345 où Zhang Wei travaillait était hébergé dans un bâtiment de l’administration publique, et la cafétéria garde à ce jour une place spéciale dans son cœur.
A midi, on pouvait choisir entre deux entrées, un plat de viande, deux plats de viande avec des légumes, deux plats végétations, du riz, des nouilles, deux desserts, deux soupes, deux types de fruits. Dans la partie snack, il y avait toujours trois plats du jour. On pouvait se servir à volonté. L’inverse de l’une des sociétés de sous-traitance où il avait sévi, où il y avait une affichette pour rappeler qu’on n’avait pas droit à plus d’une portion du plat de viande.
Les opérateurs du 12345 et les fonctionnaires mangeaient à la même cafétéria, à ce détail près que les premiers payaient 10 yuans leur repas, contre 4 yuans pour la fine fleur de l’administration. Il y avait deux files d’attente séparées, et celle des opérateurs n’avançait que lorsqu'il n’y avait plus personne dans des fonctionnaires. Lesquels avaient le droit de voir leur gamelle remplie à ras bord, tandis que les employés du privé devaient se contenter d’une mince couche de riz semée de légumes.
Dans la salle anti-stress des bureaux du 12345, il y avait deux tapis de course. Personne ne les utilisait, pas plus que le sac de boxe. En revanche, les trois fauteuils de massage, deux en bon état et l’un hors service, étaient pris d’assaut. Les opérateurs du centre d’appel n’avaient que faire des massages: ils voulaient juste dormir. Ils détestaient le week-end, quand les fonctionnaires ne travaillaient pas, car la cafétéria était fermée.
Zhang Mei entretenait une histoire d’amour passionnée avec les toilettes. Dans certains jobs il n’avait droit qu’à un jour de repos par semaine, et comme les femmes de ménage avaient toujours leur week-end complet, elles déposaient le vendredi soir de hautes piles de papier toilettes qui faisaient comme un rempart. Les meilleures toilettes étaient parfumées et disposaient de sièges (plutôt que des toilettes à la turque, fréquentes en Chine, ndlr.) où l’on pouvait s’assoupir et dormir. Chaque fois qu’il voulait échapper à sa réalité, il passait aux toilettes. Là, il faisait défiler des vidéos Bilibili (sorte de Youtube très en vogue chez les jeunes, ndlr.) les unes après les autres.
Il passait de plus en plus de temps aux toilettes. Trois de ses démissions se sont déroulées sur le trône.
C’est le cas de la dernière en date, la 19e du nom, lorsque Zhang Wei a quitté son poste dans une société de vente en ligne. Un soir en retirant son micro-casque, il s’est dit qu’il était temps de partir. Les dernières ventes ratées lui avaient donné un excédent de courage, il s’agissait d’en profiter.
«Les horaires, de 10 heures à 22 heures, avaient eu raison de mon endurance professionnelle durement acquise. Pour éviter l’embarras d’avoir à annoncer ma démission en face, je me suis éclipsé aux toilettes. Là, j’ai trouvé un box libre, j’ai fermé la porte à clé, et j’ai commencé à discuter avec ma responsable par messages. Après quelques plaisanteries et des remerciements polis, j’ai réussi à lui dire franchement que je voulais partir. Elle m’a demandé pourquoi, j’ai expliqué poliment. Elle m’a dit de faire le nécessaire.
«Comme j’étais encore en période d’essai, je n’avais aucun préavis à donner. J’ai éteint mon ordinateur, rendu le matériel, rempli deux formulaires numériques et je suis reparti comme j’étais venu, sans même dire au revoir aux collègues.»
«La vie ressemble à un supplice sans fin, commente Zhang Wei. Ca ne s’arrête jamais, il n’y a aucun soulagement en vue. Quand je suis au bureau, je me fais souvent cette réflexion: cette vie va durer encore 30 ans ou plus. Pourquoi aller travailler tous les jours? Je n’arrive pas à trouver un sens à tout ça. Mais 5 ou 10 minutes plus tard, me voilà de nouveau parti à la lutte. Comme un zombie, j’enfile mes vêtements, je me faufile dans un métro bondé, et voilà ma journée qui commence.»
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