Même dans les montagnes suisses, on n’échappe pas au bruit du trumpisme. Le forum de Davos ouvre le 20 janvier 2025, mais il sera éclipsé par la cérémonie d’investiture de Donald Trump qui se tiendra le même jour. Alors que leurs alter egos américains défilent à Mar-a-Lago pour faire allégeance à Trump, les patrons européens en pèlerinage alpin ne pourront que constater le fossé économique qui s’élargit entre les deux rives de l’Atlantique.
Donald Trump viendra-t-il à Davos la semaine prochaine? Børge Brende, le président norvégien du Forum économique mondial, voulait le croire cette semaine. Il invitait même Elon Musk, l’inséparable «first buddy» du président américain, à venir lui aussi assister au sommet annuel des élites.
Si tant est qu’il voie cette discrète invitation, rapportée par la Tribune de Genève, le propriétaire de X sera peut-être tenté par l’idée de venir provoquer les derniers «Davos men», ces milliardaires mondialisés pour qui la nation n’est plus un sujet, cible privilégiée des conspirations qui circulent sur son réseau. Mais le nouveau président américain n’a quant à lui aucune intention de venir dans les Alpes.
Et pour cause. Les Davos men, en tout cas ceux ayant le passeport américain, se sont convertis à vitesse accélérée à son agenda. Pourquoi aller à Davos quand tout le monde vient vous courtiser à Mar-a-Lago, quartier général du clan Trump en Floride, ou à Washington, où le 47e président des Etats-Unis sera intronisé lundi?
Dotée comme jamais (170 millions) de dollars, la cérémonie d’investiture de Trump sera l’aboutissement d’une séquence qui a vu tous les patrons américains défiler dans sa résidence de Floride pour déposer à ses pieds leur loyauté et leur obole. Ils ont pour nom Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Meta), Tim Cook (Apple), Sundar Pichai (Google), Sam Altman (OpenAI), Jensen Huang (Nvidia)... Pour lui plaire, cette oligarchie émergente, selon les mots de Joe Biden, démantèle à la hâte ses programmes de fact checking, de diversité ou ceux qui seraient favorables au climat.
Avec autant de pouvoir à sa main, on ne voit pas bien ce que Donald Trump aurait à dire aux patrons européens. Comme leurs gouvernements, ils ressemblent à des lapins pris dans les phares d’une voiture. Et ils se demandent sans doute comment faire le poids quand, ce qui hier aurait encore été considéré comme un conflit d’intérêt entre la tech américaine et le pouvoir politique, est désormais exhibé comme un badge d’honneur. Les nouveaux «barons voleurs», comme les a qualifiés Joe Bide, n’ont même plus la pudeur de faire semblant.
Face à cette nouvelle réalité, on s’est d’abord rassuré de ce côté-ci de l’Atlantique en se disant que Trump allait en priorité s’attaquer à la Chine, concrétisant sa menace de mettre en place des taxes douanières à hauteur de 60% sur les importations chinoises. C’est de moins en moins sûr.
D’abord parce que la Chine a été échaudée par le premier Mandat Trump, qu’elle n’a pas l’intention de se laisser faire et qu’elle a les moyens de sa politique. Déjà sous pression de l’administration Biden, la Chine multiplie les mesures préventives. Que ce soit en lançant une enquête antitrust sur le leader des puces électroniques Nvidia, en imposant des contrôles stricts sur des exportations de minéraux ou en imposant des sanctions à des entreprises américaines de défense, Pékin montre depuis quelques semaines qu’il ne redoute pas le rapport de force.
Et cela marche. Cette semaine, Trump n’a pas eu un mot ou tweet sur le surplus commercial pourtant sans précédent de la Chine avec les Etats-Unis, de l’ordre de 1000 milliards de dollars. A propos de Taiwan, son dernier message est que l’île devrait payer pour sa défense… Peut-être n’est-il pas non plus insensible aux arguments d’Elon Musk dont la moitié des Tesla sont produites en Chine et qui entretient les meilleures relations avec l’actuel premier ministre Li Qiang? Il a en tout cas invité le président Xi Jinping à sa cérémonie d’investiture (lequel a décliné). Ce n’est pas le cas de Macron, d’Olaf Scholz ou d’Ursula von der Leyen.
Pour le moment, c’est surtout sur une économie européenne affaiblie que le tandem Trump-Musk s’appliquer à porter ses coups. Il y a eu les différentes interférences dans la vie politique britannique et allemande du propriétaire du réseau X. Il y a eu surtout cette conférence de presse du 7 janvier, lors de laquelle le futur président américain n’a pas exclu de prendre le Groenland, territoire autonome du Danemark, par la force. Il s’est aussi insurgé: «Avec l’Union européenne, nous avons un déficit commercial de 350 milliards de dollars. Ils ne prennent pas nos voitures, ils ne prennent pas nos produits agricoles, ils ne prennent rien du tout.»
Que ce soit factuellement faux est secondaire. Certes, le déficit existe. L’Union européenne a exporté pour 504 milliards d’euros de biens vers les Etats-Unis en 2023, et a importé pour 347 milliards de marchandises américaines en 2023. Il se réduit cependant dès qu’on ajoute les services (396 milliards d’euros de services américains achetés par l’Europe en 2023 contre 292 milliards achetés par les Etats-Unis aux Européens). La balance commerciale américaine avec l’Europe est donc positive, de 7 milliards.. Qui plus est, les investissements des entreprises européennes aux Etats-Unis ont considérablement augmenté sous Biden.
De fait, ce sera l’Europe qui aura le plus à perdre à l’instauration de droits de douane de 10% à 20% sur ses exportations vers les Etats-Unis, telle que promise par Trump. D’abord parce qu’ils concerneront avant tout les marchandises qui passent par les douanes. Ensuite parce les Européens auront le plus grand mal à surmonter leurs divisions pour taxer à leur tour des marchandises américaines.
Dans une large mesure (un tiers), l’Europe achète aux Etats-Unis du gaz et du pétrole stratégiques, qui viennent remplacer la source d’approvisionnement russe. Ensuite, au niveau tant des marchandises que des services, les Etats-Unis exportent des biotechnologies, des technologies numériques et militaires dont l’Europe est devenue complètement dépendante. Sans même parler de l’influence géopolitique de Washington en Europe, incarnée par l’OTAN et son parapluie nucléaire, qui suffit à neutraliser toute velléité de réaction trop ferme vis-à-vis de l’allié américain.
Malgré les tentatives de rattraper le retard dans l’innovation dans les années 2000 et surtout 2010, l’économie européenne est à la traine dans tous les domaines qui comptent, et vont compter de plus en plus dans les années à venir. Inutile d’appuyer le trait concernant les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle ou les semi-conducteurs, où le décalage est abyssal. L’Europe se dénude aussi dans des secteurs qui ont fait sa force comme le spatial et les télécommunications, l’automobile. C’est aussi le cas dans la pharma, un secteur qui concerne tout particulièrement la Suisse, puisqu’il représente la moitié de nos exportations vers les Etats-Unis.
Quelle alternative européenne y a-t-il au service de télécommunication satellitaire Starlink d’Elon Musk pour offrir internet à tous? Aucune, et la seule concurrence qui se profile est elle aussi américaine, le projet Kuiper d’Amazon. Dans l’automobile, le serpent de mer de la concurrence des voitures chinoises n’est plus un mythe. Les SUV électriques chinois n’ont plus rien à envier aux véhicules haut-de-gamme européens. Qui résistera à l’équivalent d’une BMW pour 15’000 francs?
Des taxes douanières retarderont peut-être l’échéance, mais à Mumbai, Sao Paolo ou Bangkok, la vague est déjà inarrêtable. Du coup, Volkswagen ferme des usines en Allemagne tandis que le pays est en récession depuis deux ans. Dans ces circonstances, on voit mal l’Europe importer plus de voitures américaines, comme le souhaite Trump.
L’industrie pharmaceutique a un problème supplémentaire. Robert Kennedy Jr, le ministre de la santé retenu par Trump (qui doit encore être confirmé par le Sénat) est un ennemi déclaré de la Big Pharma. Début décembre dernier, il a pourtant rencontré à Mar-a-Lago les CEO de Pfizer et d’Eli Lilly, qui depuis ne tarissent pas d’éloges à son sujet. Les patrons de Novartis, Roche, Novo Nordisk ou AstraZeneca n’étaient quant à eux pas invités… A Davos, ils pourront partager leurs soucis vis-à-vis d’un marché américain dont les marges ont historiquement fait la fortune du secteur.
Au bout du compte, que restera-t-il comme fleuron à l’Europe? L’aéronautique? Certes, Airbus a pu profiter des récents déboires récents. Le luxe? En effet, mais combien de temps cet héritage durera-t-il? Pour le reste, les Européens qui se retrouveront lundi à Davos risquent fort d’y faire le constat qu’ils sont les dindons de la fête que les nouveaux oligarques tiendront le même jour à Washington.