C'est la question étrange qui m'a été posée il y a peu, mais aussi le thème du dernier ouvrage de Metin Arditi, à paraître dans la collection Kraft aux éditions Georg. Où l'homme de lettres suisse relate sa vie avec drôlerie et profondeur, y introduisant cette idée à rebrousse-poil: on peut devenir juif par indignation. Voilà qui mérite qu'on s'y arrête.
«Etes-vous de confession sioniste?»
Ainsi m’interpelle, dans un e-mail récent, une dame charmante, adepte revendiquée de l’égérie complotiste Chloé Frammery – laquelle nous a traînés en justice, parce que nous avions pointé, en 2021, ses possibles dérives antisémites. Nous avons été pleinement acquittés, ayant apporté la preuve de notre bonne foi ainsi que celle de la vérité. Mais voilà une question qui, par ses sous-entendus même, mérite qu’on s’y arrête.
Allons-y tout de go: je ne suis pas juif, même pas de loin, mais le sujet me passionne. Ca n’allait pas de soi, dans ma campagne natale du Nord vaudois, aussi protestante qu’il est possible de l’être. Passons rapidement sur ce vieil oncle paternel désagréable. Enfant, je l’entendais radoter, à chaque fois qu’il était contrarié, «c’est tout de la faute des youpins». Je n’avais pas la moindre idée de quoi, ou de qui, il parlait.
Le déclic a eu lieu à 17 ans. J’étais élève au gymnase d’Yverdon et je me constituais des économies comme veilleur de nuit dans un asile psychiatrique. C’était une quinzaine de fous gentils, ils avaient le droit de sortir la journée. Mon rôle était de leur distribuer des médicaments le soir, de dormir le moins possible en révisant mes cours et d’écrire un rapport le matin sur les incidents de la nuit. Il y avait là une jeune femme qui voulait absolument être juive. Elle errait dans les couloirs, agitant la tête et psalmodiant des commandements de la Torah. Hélas, sa mère était une bonne protestante vaudoise. Un soir, après lui avoir administré une généreuse dose de calmants, je lui ai demandé le pourquoi de cette obsession. «Mais parce que c’est le Peuple élu! Je veux être élue! Je ne veux pas rester ici avec ces fous!»…
J’ai développé depuis lors un intérêt prononcé pour ce que c’est qu’être juif. Il m’est arrivé de penser que les juifs possédaient quelque chose qui m’échappait, qui m’aurait emmené ailleurs. Plus tard, à l’université, j’ai eu deux amis juifs, un garçon et une fille, qui ont aggravé mon cas de goy admiratif. Je sais, c’est cliché, mais ils survolaient les examens tout en se lançant dans les affaires.
Un jour, je les ai emmenés déjeuner chez mes grands-parents maternels, issus des bonnes familles genevoises. En sortant, ils ont éclaté de rire, à en perdre le souffle. Le repas avait été servi en vidant dans les assiettes des boîtes de conserve périmées, réchauffées au bain-marie pour ne pas salir de casserole. «Tant qu’elles ne gonflent pas, elles sont bonnes», les avait rassurés mon grand-père. Le tout arrosé de vin rouge en berlingot, apprêté dans une carafe de cristal. «Il est pas mal, pour du portugais, non?», avait-il insisté. Le café soluble a été pris au salon, devant une bibliothèque comprenant des éditions originales de Voltaire et de Rousseau.
Tout pour l’esprit, rien pour le corps. J’ai ri avec eux, comprenant qu’on pouvait se moquer des protestants, et surtout des calvinistes. Qu’on pouvait les chambrer gentiment pour leur austérité de façade et leur obsession d’amasser de l’argent sans en faire usage. Mais en voyageant, les années suivantes, j’allais comprendre que les juifs, eux, pouvaient subir la haine.
A Téhéran, où j’ai vécu quelques années, j’ai croisé des antisémites de bazar qu’on aurait dit moulés à la louche. Je me souviens d’une soirée chez un marchand de tapis originaire de Tabriz. Tout le dîner, il a éructé sur les juifs. «Ils vivent toujours dans des endroits où les gens sont idiots, pour mieux les exploiter, disait-il. Il n’y a aucun juif à Tabriz, parce que les gens là-bas sont trop intelligents pour eux.» Il faisait semblant d’oublier que si la taille de la communauté juive de cette ville était modeste, c’était en raison de pogroms successifs et non de l’intelligence des «gens». En 1830, suite à des rumeurs répandues par les mollahs chiites, 400 juifs ont été égorgés comme des moutons.
Cet héritage, cette haine vécue ou héritée, me questionne.
De nos jours, on trouve des fous de tous les côtés. Chez ceux qui haïssent par réflexe un peuple dont on peut dire sans exagération qu’il a eu plus que sa part de misère. Chez ceux qui confondent sionisme et judéité – une idéologie politique avec un héritage culturel et religieux. Chez ceux, enfin, qui travaillent à faire croire que dénoncer Israël et ses crimes de guerre ne peut être que l’expression d’un antisémitisme mal digéré.
S’il y en a un qui n’est pas fou, dans cette histoire, c’est Metin Arditi, l’homme de lettres du bout du lac. Né en Turquie de parents juifs, il a fait sa scolarité puis sa carrière en Suisse, ce qui lui a sans doute donné quelque marge de manœuvre pour se définir. Le fait est, comme il l’écrit lui-même, qu’il a longtemps tenu à l’écart sa propre judéité, un peu par rejet de la religion, et sans doute aussi par goût de la liberté.
Jusqu’à que ce qu’à l’âge de 64 ans, Metin se rende pour la première fois en Cisjordanie, et qu’il soit témoin d’une scène d’humiliation à un checkpoint. Un adolescent aveugle emmêle sa canne blanche à un portique et se fait rudoyer par une soldate israélienne, par haut-parleur interposé. La scène est usuelle, comme vous le savez si vous avez lu notre Exploration sur la Palestine. Mais bien sûr, elle en dit long.
Laissons-lui la plume:
«Je n’étais pas seulement témoin de cette occupation. J’en étais signataire. Ce n’était pas le judaïsme qui causait ma paranoïa. J’en suis un admirateur fervent. C’était le détournement qui en était fait, par un pays dont la raison d’être était justement de préserver ce patrimoine, et qui le foulait aux pieds. Comment, désormais, rester les bras croisés devant ce mur, ces barbelés, ce tourniquet?
A cet instant, je devins juif.»
Et voilà la découverte que je voulais vous soumettre: on peut donc devenir juif par indignation. A l’heure où Benyamin Nétanyahou dénonce les «juges partiaux [de la Cour pénale internationale] animés d’une haine antisémite envers Israël», il n’est pas inintéressant de le noter: non seulement peut-on refuser la confusion entre sionisme et judéité, mais on peut même la retourner comme une crêpe…
Ce tournant, Metin Arditi le décrit dans un court essai intitulé Comment je suis devenu juif en dix leçons (avant de virer parano), issu de sa série d’été pour Le Temps. Il paraît la semaine prochaine dans la collection Kraft, éditée par Georg, Heidi.news et Le Temps. Il est drôle, subtil et savant. Bref, je vous le conseille.
Via sa fondation, Metin Arditi est aussi à l’origine, avec Ricardo Bocco du Graduate Institute, d’une réflexion qu’on pourrait qualifier de deuxième Initiative de Genève: comment envisager un futur dans ce territoire où la colonisation – on compte plus de 700’000 colons israéliens en Cisjordanie – rend caduc tout espoir de solution à deux Etats. Il propose un chemin, celui d’une fédération Israël-Palestine.
Le résultat de ce travail vient d’être publié, sans tambour ni trompette, sur le site de l’IHEID. C’est bien sûr une lointaine musique d’avenir, alors que Tsahal garde la main sur ce champ de ruines qu’est devenu Gaza. Mais nous avons besoin, même au plus sombre, de garder un œil sur demain. Peut-être suis-je tout simplement de confession optimiste.