La route se poursuit vers le sud et les bastions talibans, dans ce voyage de 2002 qui a inspiré le film Riverboom de Claude Baechtold. On découvre dans cet épisode qu'à Hérat, c'est un troubadour qui chante les nouvelles. Puis on part à la recherche d'un seigneur de la guerre en fuite, Golbuldine Hekmatyar, dit le «boucher de Kaboul», passé maître dans l'art de disparaître. Tout cela se terminera par la grande interview d'un fils de pompiste sur la route de Kandahar, qui du haut de ses 5 ans nous confie ses rêves et ses cauchemars.
A Hérat, troisième ville d’Afghanistan, on chante les nouvelles. C'est une sorte de troubadour, pantalon bouffant, gilet de couleur, calot blanc et châle noué sur les épaules qui trouve une mélodie et un refrain pour informer ses concitoyens, lesquels, s'ils apprécient la tournure des événements, lui font rouler quelques pièces. Vendredi, peu après la prière, quelques couplets ainsi entonnés ont évoqué la présence dans la vallée de Zirkuh, 140 kilomètres en direction de Kandahar, de Golbuldine Hekmatyar, seigneur de la guerre afghan opposé au gouvernement provisoire et grand ennemi de Zaher Shah.
Golbuldine Hekmatyar est un des hommes qui ont façonné l’Afghanistan. Fondateur et chef du parti islamiste Hezb-e Islami, vétéran du djihad anti-soviétique, il a fugacement été premier ministre d’Afghanistan lors de la guerre civile des années 1990 et n’a pas hésité, en 1992, à ordonner des bombardements sur la capitale qui ont fait des milliers de morts — le nombre exact n’est pas connu. D’où son charmant surnom, glané à cette occasion, de «boucher de Kaboul». On était sans nouvelles de lui depuis son expulsion d'Iran fin février 2002, et c’était l’occasion d’en avoir.
Quelques heures plus tard, nous voilà sur la route. Ou plutôt sur des écailles de route; ces plaques de béton posées par les Soviétiques dans les années 1960 que le temps, la guerre et les camions trop chargés ont désassemblées et qui fraient un chemin entre les milliers de collines de l'Ouest afghan, balayé par le vent de sable, ponctué de véhicules militaires calcinés, plantés là par les talibans en déroute.
Au sortir d'Hérat, les montagnes sont de plus en plus éparpillées, arrosées chaque matin par des averses de printemps. On croise des camions presque immobiles en provenance de la frontière pakistanaise. On dépasse un autobus des «Voyages du Soleil», de Hambourg, qui transporte une voiture sur le toit. Et un autre des «Voyages de l'Olympe» de Munich dont le chargement double la hauteur. Le paysage se fait lunaire.
Où sont passés les bandits? Ils se sont convertis en pseudo réparateurs de route, lançant à l'approche d'une voiture de vagues pelletées de sable dans les nids de poule, ou plutôt de dindon. Certaines lâchent sans s'arrêter quelques billets par la fenêtre, qui se perdent dans leur sillage de poussière.
Karim croit qu'il a 15 ans. Il vient du village de Qorma, dont personne n'a entendu parler. Il a deux frères et quatre sœurs, n'est jamais allé à l'école et vient tous les jours au bord de la route entre Hérat et Farah-Roud. Là, pieds nus, équipé d'une pelle cassée, il jette très ostensiblement de la terre sur la route à l'approche des voitures, pour faire croire qu'il bouche des trous. En même temps, il garde un œil sur les fagots de broussaille que ses frères ont récolté dans le désert et qu'il vend aux voyageurs pour huit mille afghanis (0,30 dollar). Grosso modo, il gagne cinq mille afghanis par jour (0,20 dollar). Que ferait-il si par miracle une des voitures lui lançait cent laks (350 dollars) par la fenêtre?
Un char perdu, une maison en ruine, une position éphémère d'une poignée de combattants aux allégeances incertaines qui boivent le thé assis autour de leur kalachnikov. Sur les flancs des collines, de petits entassements de pierres: mystérieux langage que seuls les bergers comprennent. Au détour d'un virage, un homme accroupi a trois oignons à vendre. Odeur âcre de la poussière afghane qui couvre déjà les voyageurs de la voiture pourtant fermée. Plus loin, un homme pousse son âne en lui lançant des cailloux. Et encore un camion qui n'avance pas, décoré de lions et de chalets suisses. Il est en panne. Un corps de mécano dépasse de sous les roues. Un autre prie un peu plus loin.
Le territoire d'Ismail Khan prend fin quelques mètres après l'immense base aérienne soviétique de Shindand. Un poste de contrôle ennemi, des hommes en armes, et déjà s'ouvre à l'ouest la vallée de Zirkuh (littéralement, «pied des montagnes»), bordée par deux chaînes de roches nues. La piste conduit droit à Amanoullah Khan. Comme beaucoup de Pachtounes, le commandant du Zirkuh ne jure plus que par le roi Zaher. «C'est notre vie!», s'écrie-t-il en désignant une cinquantaine de combattants en turbans et savates de plastique. Le drapeau monarchiste noir, vert et rouge flotte sur sa forteresse et sur chacun de ses pick-up de combat. Voilà donc les ennemis jurés d'Ismail Khan.
Il y a cinq mois, à la débandade des talibans, Amanoullah et ses guerriers ont coupé la route du sud à l’émir d’Hérat, mettant un terme abrupt à son rêve de régner sur les cinq provinces de l'ouest afghan. Ce n’était que le dernier épisode de leurs luttes incessantes. En 1992, lorsque Ismaïl Khan s'est emparé d'Hérat à la chute du gouvernement communiste, il a aussitôt fait bombarder les 40'000 habitants du Zirkuh qui l'avaient pourtant aidé contre les Soviétiques. Aux dernières nouvelles, il vient de perdre trois hommes dans un accrochage et aurait acheminé quatre cents combattants à Shindand pour une nouvelle offensive.
Ils auront fort à faire. La vallée n'a jamais été prise par les Soviétiques, qui disposaient de leur plus grande base aérienne à moins de quinze kilomètres et ne comptaient pas les obus. En 1995, les Pachtounes du Zirkuh allaient s'allier aux talibans pour repousser les forces tadjikes jusqu'au fond de la province du Ghor, où Amanoullah Khan et les siens ont pillé des villages, incendié des maisons et massacré des prisonniers. Cette période, Amanoullah Khan, bel homme d’une quarantaine d’années, en donne une version très angélique.
Après deux offensives infructueuses dans les derniers mois, Ismail Khan accuse donc le commandant du Zirkuh d'abriter Golbuldine Hekmatyar, seigneur de la guerre pachtoune, ancien protégé des services pakistanais surnommé «le bourreau de Kaboul» pour avoir bombardé la capitale durant toute la guerre civile, de 1992 à 1996. Défait par les talibans, Hekmatyar s'enfuit en Iran et passe cinq ans dans une luxueuse villa du nord de Téhéran.
Nous l’avions rencontré là peu avant son expulsion d’Iran, barbe soignée, vêtu d'un turban noir et d'une redingote. Les États-Unis se préparaient à une offensive contre l’Afghanistan en représailles aux attaques du 11 septembre 2001.
Les États-Unis, désireux de le maintenir à l’écart, ont apparemment demandé aux Iraniens, à l’automne 2001, de garder Hekmatyar. Mais cinq mois plus tard, furieux d’avoir été classés dans «l’axe du mal» par George Bush, ils s’empressaient de reconduire Hekmatyar à la frontière afghane, en lui souhaitant bon vent. Depuis, les Afghans croient deviner sa signature derrière chaque complot et sa présence derrière chaque colline.
Les guerriers du Zirkuh ont longtemps combattu sous l’étendard du Hezb-e Islami, le parti d’Hekmatyar, pour profiter des généreux financements pakistanais. Mais ils ont aussi mangé à des râteliers plus présentables, comme celui du royaliste Seyed Pir Gailani, le seul dont ils se souviennent aujourd'hui. Il y a quelques semaines, un émissaire de Golbuldine (les Afghans appellent les seigneurs de la guerre par leur petit nom) a été aperçu sur la route entre Hérat et le Zirkuh. Alors, Amanoullah, vous le cachez où ce Golbuldine?
Le commandant part d’un grand éclat de rire.
Le commandant conduit en tête, kalachnikov accrochée au siège de sa 4x4, suivi en permanence d'une escorte d'hommes armés.
Les voitures sont toutes décorées du drapeau de Zaher Shah. On passe de vastes étendues de poussière en enclos de vert intense où pousse le blé. De postes militaires hérissés de canons. Des campements nomades où les grandes tentes noires abritent tout ce dont la vie est faite ici: bétail, marmaille, volaille, réserves de blé et feu pour le pain.
Au pied des montagnes qui bordent le sud de la vallée, les guerriers balancent deux grenades dans la rivière. C'est la méthode locale de pêche qui, une fois la gerbe d'eau retombée, laisse à la surface quelques poissons précuits. Plus loin, au bout d'un défilé où le convoi bondit sur d'énormes cailloux, on tombe sur un village idyllique de maisons de terre. Les filles cuisent le pain et les garçons reviennent du désert, courbés sous des ballots de broussailles. Au cœur du village, une petite mosquée murée. Un combattant crève le mur. Quand le trou est assez grand, le commandant s'y précipite. A l'intérieur, une montagne de munitions pour mitrailleuse lourde au sommet de laquelle Amanoullah Khan s'assied, triomphant.
J'ai pris ça aux talibans. Je n'ai peur de rien mais je suis fatigué de la guerre. Quand j'aurai eu la peau d'Ismail Khan, je prendrai ma retraite. Je suis très modeste, vous savez, je n'ai même pas pris de deuxième ou troisième épouse, comme mes lieutenants. Je n’en ai qu'une.
Ah bon, elle s'appelle comment?
(long silence)
Vous… vous avez oublié?
Euh… Chez nous, vous savez, on appelle sa femme d'après son premier fils. La mienne, c'est «mère de Mahmoud.»
Revenons à nos moutons, pour dissiper le léger malaise. Hekmatyar? Amanoullah Khan nie farouchement, et se dit fidèle partisan du processus de Bonn (qui définit le calendrier de la transition afghane vers la souveraineté et la démocratie) et des Américains. Début mars, une aubaine lui a d'ailleurs permis de manifester sa loyauté à leur égard: sa garde a arrêté douze hommes à l'entrée de la vallée.
Une fois sa curiosité satisfaite, le commandant a envoyé les prisonniers au gouverneur de Kandahar, le très puissant Gol-Agha Shirzei, qui est aussi un ennemi intime d’Ismail Khan et soutient désormais massivement les combattants du Zirkuh –ce qui permet à ces derniers de diversifier leurs revenus, qui proviennent habituellement du trafic de drogue en direction de l'Iran et des taxes, voire du brigandage, opéré sur la route Hérat-Kandahar. Cette fois encore, Amanoullah Khan a une version plus angélique.
Ataollah, 5 ans, est le fils cadet d'un employé de la station d'essence de Fara-Roud, entre Hérat et Kandahar. Très belle station en vérité, construite par les Soviétiques sous le règne de Daoud (1973-1978) avec un ensemble comprenant une caserne, un petit aéroport, un motel et des logements aujourd'hui en ruine mais de belle facture.
Les journalistes posent toujours des questions aux adultes. Mais Ataollah a les yeux qui brillent d'intelligence, alors nous avons voulu tout savoir sur lui. Cela a duré une bonne heure. Assis sur ses talons, sérieux mais assez fier de son succès, il a soupesé chaque réponse et voilà ce que cela donne.
Tu vas à l'école?
Non. Mon père a dit qu'il m'y amènerait l'année prochaine.
Tu te réjouis?
Oh oui! On est allé voir, c'est très beau, cela donne envie de s'asseoir et d'apprendre les livres. Tous les livres.
Qu'est-ce que tu fais le matin?
Je déjeune avec du lait, du thé et du pain, et puis je vais au bazar. J'ai du travail. Je dois aussi conduire ma sœur au magasin (il invente, il n'a pas de sœur). Elle achète des biscuits, pour cinq mille afghanis (0,20 dollar). Après, je vais à la station d'essence et je fais tout ce que je dois y faire.
C'est-à-dire?
Des gens viennent, ils ont besoin de diesel. Je prends leur argent d'abord, et puis je leur donne le diesel. Mais c'est pas cher. Je ne reste pas trop longtemps. J'ai beaucoup de choses à faire. Après, je retourne au magasin et je vends des biscuits, des chewing-gums, des bougies (il invente, il n'y a pas de magasin). Quand j'ai fini toutes mes activités, je rentre à la maison. Et là, il faut encore amener de l'eau du puits pour ma mère. Le soir, je lave mes mains et je mange. C'est tous les soirs de la soupe.
Vous avez la télévision?
Non, mais je regarde la télé au bazar. J'ai vu beaucoup de choses à la TV, des routes, des Toyota Corolla, des gens, des magasins et des enregistreurs à cassettes.
Tu as des jouets?
Oui, un petit truc à roulette et un pistolet (en bois). Mais j'aime pas jouer à la guerre. Je joue au ballon avec les soldats de la caserne. Ils sont comme mes frères. Ce sont des talibans (en fait, des soldats pachtounes, anciennement talibans).
Qu'est-ce que ton père t'interdit de faire?
Il ne veut pas que je travaille. Il est fâché quand je porte des pommes de terre, des matelas, du pain, de l'eau. Hier soir, il m'a battu parce que je jouais avec de la terre. J'ai beaucoup pleuré. Il a dit que si je recommence, il va me battre de nouveau. Il a aussi dit que si je retourne à la station d'essence, il va me battre.
Tu rêves de quoi, la nuit?
Que je travaille à la station d'essence.
Tu fais aussi des cauchemars?
Il y a des chiens qui me courent après. Ils me mangent pas mais ils courent plus vite que moi. Je vois aussi des balles dans le ciel, des fusées, des talibans qui font la guerre avec des jeeps.
Tu as déjà vu des Américains?
C'est les pires. Ils sont mauvais parce qu'ils tirent contre les gens avec de gros fusils. Les talibans, ils tirent aussi. Mais ils sont bons parce qu'ils ont arrêté de se battre.
Tu sais ce que c'est un journaliste?
C'est le monsieur qui parle à la radio. Papa écoute la radio quand il y a la guerre pour savoir si les talibans bougent d'un endroit à l'autre.
A la station service, Abdulaziz, le père d'Ataollah, perché sur un camion citerne bleu ciel, est en train de remplir une cuve. Il gagne dix laks par mois (35 dollars).