Une plaisanterie récurrente voudrait que le clitoris soit difficile à trouver. S’il fallait le positionner sur la carte de Suisse, c’est en tout cas à Genève qu’il se trouverait, où une poignée d’universitaires passionnées lui consacrent leur vie. Mais nous aurons le temps de faire ample connaissance avec la Clitoris Team au fil de l’Exploration. Pour l’instant, rendez-vous en salle froide: c’est l’heure de la dissection.
Pour faire avancer la science, il faut parfois mettre les mains dans le cambouis. Nous entrons dans la salle de dissection en silence. Le corps est recouvert, il est presque entier, elle n’a plus de jambes, nous avait-on prévenues. Céline Brockmann s’approche de la table, où repose le cadavre. Elle abaisse la tête en signe de respect, et souffle: «merci Madame».
Céline est biologiste et spécialiste de la reproduction, directrice du programme «Sciences, Sexes, Identités» à l’Université de Genève. Elle est l’un des piliers de la Clitoris Team de Genève, que je m’applique à suivre depuis l’été 2023 pour Heidi.news, aux côtés d’Andi Galdi Vinko, artiste et photographe. Nous sommes à quelques jours de Noël, et il est temps pour nous deux d’entrer dans le vif du sujet. Littéralement.
Maéva Badré soulève le drap jusqu’au bas-ventre, laissant apparaître deux mains fines, marquées de taches de vieillesse. Doctorante au sein de la Clitoris Team, elle a démarré en 2022 un projet de recherche sur l’architecture fonctionnelle du clitoris. En ce moment, elle essaie tant bien que mal d’écarter ce qu’il reste des jambes du cadavre.
Le cadavre résiste. Il a été fixé au formol et pour des raisons pratiques, il n’est pas en position gynécologique. Impossible de voir la vulve sans forcer. Céline tire vers elle le moignon de gauche, Maéva tient l’autre fermement et se penche au milieu:
Je me demande si c’est le prépuce. (Oui, le clitoris a un prépuce.)
En tout cas, ce sont des structures fascinantes, plein de petites langues! (Non, le clitoris n’a pas de langues, c’est juste une image.)
Andi me jette des regards interrogateurs, pour vérifier que je ne suis pas en train de défaillir. Assise sur un tabouret un peu en retrait, je commence seulement à prendre la mesure du caractère transgressif de l’entreprise qui se déroule au Centre médical universitaire de Genève, derrière le couloir semé de viscères humains du laboratoire d’anatomie. Dire que les médecins de la Renaissance disséquaient déjà des clitoris – de vrais punks avant l’heure.
Une brève hésitation, puis Maéva se lance et donne le premier coup de scalpel. C’est sa quatrième dissection. Elle incise la peau blafarde, en haut à droite du pubis – le mont de Vénus, pour les amateurs de poésie lyrique. Mais le lyrisme, ce n’est pas le programme du jour. La doctorante commence à enlever la graisse, couche par couche, avec le même luxe de précautions qu’une archéologue déterre un vestige au pinceau.
Deux heures se sont écoulées, et toujours pas de clitoris en vue. Parce que c’est bien lui qu’on cherche, dans cette Exploration scientifique du clitoris. Je m’impatiente de le voir. J’ai besoin de comprendre comment c’est fait à l’intérieur et comment ça marche car en fait, c’est encore très flou dans ma tête. Mais quel travail de fourmi!
Entre-temps, la Dre Jasmine Abdulcadir, gynécologue, nous a rejoints. Responsable des urgences gynéco-obstétricales aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), elle opère des femmes ayant subi des mutilations génitales, de sorte que l’anatomie du clitoris n’a pas de secret pour elle. Ce matin, elle est en repos de garde. Avec elle, le noyau dur de la Clitoris Team est au complet, et nous en reparlerons longuement. Elle se glisse à côté de Maéva.
En l’absence de réponse, elle soulève légèrement le drap.
La dame aurait donc 116 ans aujourd’hui ! Cela fait donc peut-être vingt ans, si ce n’est trente, qu’elle est conservée dans un frigo à Genève. Au moment où elle a fait don de son corps à la science, a-t-elle imaginé qu’on s’intéresserait un jour à son clitoris ? Lequel, à la rentrée prochaine, sera exposé aux étudiants de médecine en TP d’anatomie. Pouvait-elle imaginer qu’une journaliste allait s’intéresser à ses organes sexuels? Je ne suis pas sûre qu’elle aurait accepté. Ça m’a travaillé toute la journée. Andi aussi, je crois:
En fait, dans cette histoire, c’est elle qui donne le plus, Madame 1907.
Pourquoi tu dis ça?
Parce qu’elle donne son clitoris. Parmi les femmes que l’on rencontre, certaines consacrent leur vie au clitoris mais celle qui donne le plus, au final, c’est elle!
Quand Heidi.news m’a proposé le sujet, je me suis demandée si ce n’était pas un peu has been de parler du clitoris. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir raconter qui n’avait pas déjà été dit ou écrit? Ce n’est pas comme si nous l’avions découvert hier. J’étais passée à côté de la révolution du clito. Ce n’était pas mon sujet. Je jouissais avec et ça me suffisait.
Pour les besoins de la cause, je me suis abonnée à une quinzaine de comptes plus ou moins sexuels sur Insta, j’ai rejoint les rangs du Gang du Clito, je suis devenue membre du compte Instagram féministe Jemenbatsleclito, je suis les publications de la Vulva Gallery, qui comme son nom l’indique ne publie que des dessins de vulve. Je n’ai jamais été trop branchée sur les réseaux sociaux et quand je vois de telles images défiler au milieu de vidéos de bombardement à Gaza ou ailleurs, je me souviens pourquoi.
A force, je vois des clitos partout: en porte-clef, en pendentif ou en boucles d’oreille, tagué au sol et affiché dans la rue, en statue géante au Burning Man ou place du Trocadéro, au pied de la tour Eiffel. Même en manif. «Machos fachos vous nous cassez le clito», a parfois scandé… mon frère, en défilant lors de manifestations place de la République à Paris*.* Preuve que le clito est devenu un objet culturel d’importance, qui mérite qu’on s’y penche.
Il y a d’autres raisons. En hongrois (Andi est hongroise), il y a un proverbe qui dit:
A luk az luk csak a keret más. Le trou est le trou, c’est juste le cadre qui change.
Je me rappelle très bien ce cours sur la reproduction au collège. Le récit glaçant de ce qui allait nous arriver, nous les filles qui, comme moi, n'étions pas encore réglées. Le ton biologique de la prof et nos gloussements d’ados gênés qui n’en étaient pas au même stade de la puberté. Ces schémas auxquels je ne comprenais rien, comme si j’avais un trou d’air entre les cuisses où pouvait s’engouffrer une horde de spermatozoïdes.
On pourrait croire que cette ignorance est celle du grand public, et que les gens dont c’est le métier – médecins, anatomistes, sexologues – connaissent tout du clitoris et ses secrets. Mais je sais désormais que la science est loin, très loin, d’avoir fait le tour du sujet.
Même le gland – la partie la plus visible – on ne sait pas ce qu’il y a dedans. À quoi il ressemble, comment il bande? Mystère. Comment est-ce qu’il grandit? Joker. L’échelle de Tanner, qui permet aux médecins d’évaluer les stades de la puberté, ne prend même pas en compte la croissance des organes génitaux pendant l’adolescence: les poils et la poitrine, ça pousse, mais pas le reste…
L’anatomie et la physiologie du clitoris sont encore «un terrain contesté», observe la philosophe américaine Nancy Tuana dans un article de 2004 au titre resté célèbre, Coming to understand: orgasm and the epistemology of ignorance. Et ce, alors même que l’organe est étudié depuis l’Antiquité. Pour quelle raison? Sans doute, et nous aurons l’occasion d’y revenir, cela a-t-il à voir avec le plaisir que l’on peut en retirer.
La première fois que j’ai senti «le trou», j’étais en train d’essayer de mettre un tampon. Je voulais continuer la natation, il fallait bien que je trouve une solution. Je devais avoir à peu près le même âge lorsque j’ai appris que j’avais, a priori, un clitoris, en lisant le best-seller de Waris Dirie, ancienne top model somalienne excisée à l’âge de cinq ans. J’ai compris que l’on pouvait jouir avec lorsque j’ai découvert le sexe, l’été de mes 17 ans.
Je réalise aujourd’hui que j’ai tout simplement eu de la chance, de tomber sur un garçon qui savait alors mieux que moi comment j’étais faite et qui, par bonheur, s’est intéressé au sujet.
Depuis que je sais qu’ils sont là, j’essaie de les sentir: les bulbes, la parse, le corps spongieux de l’urètre… Je suis loin d’avoir atteint le niveau des Cliteratti, comme se surnomment les membres de la Clitoris Team. Du coup, je ne peux pas encore vous dire si ce savoir augmente le plaisir ou si c’est juste un hobby de chercheuse passionnée. Mais nous verrons que les aventures du clitoris mobilisent des enjeux sociaux et politiques qui vont au bien au-delà de la stricte anatomie.
Vous avez bien failli ne pas le voir en vrai et en entier, ce clitoris. «J’ai promis que je ne montrerai jamais le clitoris disséqué», a juré Andi quand elle a vu pour la première fois les pièces anatomiques. En modèle 3D stylisé, il est plutôt sexy, on dirait un joli pingouin, tout rose et tout lisse, facile à brandir comme un étendard féministe ou un objet d’art. Au labo, sorti du frigo, il a l’air d’un gros calamar blanc dans un tupperware. C’est pourtant en le voyant que j’ai pris conscience de la différence entre ce qui dépasse et ce qui est caché à l’intérieur.
D’ailleurs, je ne peux pas dire que sa ressemblance avec son homologue masculin saute aux yeux. Au fait, au risque de briser le mythe, le clitoris n’est pas deux fois plus sensible, ni deux fois plus grand que le pénis. Il est même plutôt deux fois plus petit: il mesure entre 8 et 12 centimètres du gland jusqu’au bout des piliers, contre 20 à 25 centimètres pour son pseudo-homologue masculin (là aussi, je compte la partie enfouie!).
Autre exemple du voile d’ignorance qui entoure cet organe: à ce jour, aucune étude ne quantifie à ce jour le nombre de terminaisons nerveuses du clitoris humain. Le chiffre de 8000 terminaisons nerveuses, relayé à tout va dans les médias, est issu d’une étude sur l’innervation du clitoris de vache qui date de 1976… Vous voyez qu’il y a encore beaucoup à faire.
C’est pourquoi je vous propose de démarrer dès maintenant cette Exploration scientifique du clitoris. On doit bien ça à Madame 1907.