La star mondiale de la cuisine a donné à Lausanne sa seule conférence en Suisse pour la sortie de son livre Comfort. Nous y étions, et même sur scène, avec le trac, pour l’interviewer devant une salle comble et captivée. Tout cela quelques semaines avant l'ouverture à Genève de sa première adresse hors de Londres.

Eviter de me casser la figure une nouvelle fois dans les coulisses avant d’entrer sur scène derrière lui. «Careful, tricky», prévient Darren, l’assistant de Yotam, la trentaine, mignon. Lumière aveuglante des projecteurs. M’installer face au minuteur, ne plus le quitter des yeux, ne pas regarder en bas, ces deux mille paires d’yeux qui brillent dans la salle.

J’essaie de trouver les mots, me souvenir du fil rouge, les questions longuement préparées. Comment trouver encore du goût et du bonheur à cuisiner et à manger lorsque le monde s’effondre? A quel point la cuisine est-elle politique? Pourrait-elle contribuer à réparer les pièces déchirées du puzzle proche-oriental? A rassembler autour d’une même table des communautés déchirées que tout désormais semble opposer, malgré les traditions communes?

Tournée mondiale

Samedi 9 novembre, salle Metropole à Lausanne, Yotam Ottolenghi a donné une conférence unique en Suisse dans le cadre du Comfort Tour, suite à la parution de son livre éponyme. Il a répondu à ces questions et à une myriade d’autres, avant de réaliser sur scène une double recette – crêpes épicées en forme de quizz, en interaction avec le public. Le chef et entrepreneur anglo-israélien avait attiré une foule dense, cosmopolite, captive et visiblement familière de son univers. Cette tournée mondiale d’une vingtaine de dates l’a emmené de San Francisco à Hambourg, de Toronto à Amsterdam et bien sûr au Barbican, à Londres, où il réside depuis 1997. La Suisse romande était visiblement impatiente d’en savoir plus sur l’ouverture annoncée à Genève d’une table dédiée à l’idole gay de la foodosphère. L’enseigne est accrochée depuis peu à la devanture du Mandarin Oriental, Quai Turrettini.

Trois semaines plus tôt, je recevais un mail d’Adrien Zanello, de Live Music Production, l’interlocuteur suisse du Groupe Fane, qui organise la tournée mondiale. Il me propose d’intervenir en tant que host pour la conférence du 9 novembre. Il ne dit que Yotam a validé mon choix et que «mon profil lui plaît beaucoup». Mes joues rosissent. Il m’envoie l’interviewer briefing, à étudier pour le jour J, préparé par Yotam à son retour d’Allemagne ainsi que le schéma de la soirée. La majeure partie doit se concentrer sur le livre: recettes et histoires. Trente minutes d’interview sur le livre, puis quinze minutes pour évoquer d’autres thèmes. Les seuls sujets à éviter sont «en rapport avec Israël, les conflits et l’actualité». La deuxième partie est interactive avec un code QR à scanner: préparation de deux recettes du livre en direct, questions du public.

Multiculturel et bigarré

Pour présenter Yotam Ottolenghi en quelques lignes à celles et à ceux qui auraient pu échapper – Dieu sait comment – à sa notoriété planétaire, il est né à Jérusalem Ouest un 14 décembre 1968 au sein d’une famille d’intellectuels juifs immigrés. Prof de chimie, son père Michael est originaire de Florence, sa mère Ruth, elle aussi enseignante, est d’ascendance allemande.

Une enfance heureuse, assombrie seulement par la mort accidentelle de son frère, au sein d’une bande de gamins errant librement et sans soucis de part et d’autre de cette cité multiculturelle bigarrée, aux parfums ensorcelants de kemoun et de piments, de tahini et de zaatar, de rose et de sumac – voire de de mélasse de grenade, citron noir séché ou ras-el-hanout – parfums qui se retrouvent aussi sur les rayons de ses british deli et de son épicerie en ligne cook-shop. Yotam entame des études de littérature comparée, photo et philo à Tel Aviv, puis Amsterdam, avant de changer brusquement d’orientation et de renoncer à sa thèse et à un cursus intellectuel prometteur, au désespoir de son père…

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Les chefs Yotam Ottolenghi, à gauche, et Sami Tamimi, dans leur boulangerie à Londres. Leur livre, «Jérusalem», explore la cuisine de la ville antique. (AP Photo/Lefteris Pitarakis)
Londres, où il s’installe en 1997, n’est pas telle que nous la connaissons aujourd’hui, une métropole bouleversée par les victimes de la guerre à Gaza et au Liban, loin de l’indifférence de la plupart des capitales occidentales. Notting Hill, en particulier, la base de Yotam, ressemble à une enclave orientale avec ses innombrables commerces, cafés et résidents immigrés – jusqu’aux oliviers qui se sont mis à fleurir aux terrasses et aux devantures. Cela tombe bien, je vais profiter de quatre jours à Londres, prévus de longue date, pour faire un pèlerinage à Notting Hill, là où tout a commencé.

La rencontre des premières années

Arrivé à Londres, Yotam s’inscrit à l’école de cuisine Le Cordon Bleu sur Bloomsbury Square, «très française, très technique, extrêmement classique», autant dire aux antipodes de son style, de ses aspirations, de sa personnalité. Il rencontre durant ses premières années londoniennes un jeune palestinien voué à devenir son associé, jusqu’à ce jour. Sami Tamimi tient un petit deli du côté de Knightsbridge et il fait bientôt figure de frère, d’alter ego arabe, grandi en tant que jeune ado gay au sein d’une société tout autant conservatrice.

Surtout, ils partagent une passion dévorante pour la cuisine, une vision commune singulière qui n’est pas celle en vogue alors dans le monde occidental. Sami, qui reste son business partner historique, a depuis signé son propre livre, sobrement intitulé Falastin – Yotam l’a préfacé, n’hésitant pas à affirmer qu’il tient la cuisine palestinienne pour «une des meilleures du monde». Le duo d’origine reste lié, même s’il a été rejoint entre-temps par de nouveaux investisseurs: l’Israélien Noam Bar et la CEO suisse Cornelia Staeubli.

En 2002, Yotam et Sami ouvrent ensemble un premier petit resto-épicerie. Ottolenghi Notting Hill sera suivi de huit autres adresses au fil des ans et de l’engouement croissant. La dixième suivra sous peu en janvier prochain à Genève. Le duo publie un premier livre, Jerusalem, en 2013. «This book is about a dream: a vision of an ideal cosmopolitan sweet home town», écrivent-ils.

Autrement dit, une patrie idéale, une cité rêvée, curieuse et ouverte au monde, où les communautés se mêlent, rassemblées autour de traditions communes. Porté par cette vision, Jerusalem sera un best seller mondial, suivi de neuf autres ouvrages - Nopi, Rovi, Plenty, Plenty more, the Cookbook, Sweet, Extra Good Things, puis, durant la pandémie, Shelf Love autour de recettes simples du placard – avec un succès jamais démenti.

Nomadisme et immigration

On doit la conception des recettes d’Ottolenghi à sa Test Kitchen qui réunit à Camden, au nord de Londres, une équipe de jeunes talents venus d’Inde, de Malaisie ou du Japon, d’Italie ou d’Europe, du Proche-Orient voire d’Australie.

Plus récemment Comfort, suivi de cette tournée mondiale, s’articule autour de la notion de comfort food, qui répond, selon l’auteur, à un besoin de réconfort et de joie dans un monde devenu fou, qui en manque cruellement…

Comfort, dit encore Yotam, parle de nomadisme et d’immigration, d’enracinement. Il y est question de recettes qui nous ramènent à notre enfance «à la manière d’objets transitionnels, d’un câlin métaphorique». Le livre est aussi, selon son auteur, une célébration des valeurs familiales, de la joie et du partage, mêlant nostalgie et innovation, créativité et fraîcheur, voyages et anecdotes personnels. Plus concrètement, de quoi est faite la Comfort food?

Une caponata – quintessence du raffinement sicilien fait de simplicité trompeuse – manière de salade aigre-douce d’aubergine héritée d’une nonna mariant câpres, céleri, tomate, olives et raisins secs au gré de déclinaisons sans nombre. De quoi rehausser un œuf mollet ou une burrata gourmande avec un peu de pain grillé. Des orecchiette saturées d’oignons confits, une galette dorée de riz iranien tahdig avec petits pois et fromage, passée à la poêle jusqu’à croûter, voire du chou pointu émincé revenu dans des tonnes de beurre miso ou encore une fricassée de champignons façon bolo. Autant dire que pour Ottolenghi, pas un ingrédient, fut-il végétal, n’échappe au processus de pure alchimie ainsi renommé.

Fadi et Yotam

A Londres, j’ai mangé chez Ottolenghi Hampstead et suis retournée goûter à l’exquise cuisine palestinienne de Fadi Kattan (Akub). Fin juin, j’avais rencontré à Genève ce chef et entrepreneur, frère de l’écrivain Karim Kattan, venu de Jérusalem. Il m’en a dit bien davantage sur Gaza, la colonisation israélienne, l’accès interdit à l’eau, aux champs et aux oliviers que ce qui a été retenu dans l’article que j’en ai fait. C’était peu avant l’embrasement et les bombes sur Beyrouth. Un hasard? Ces deux-là, Fadi et Yotam, le Juif et le Palestinien, se connaissent bien. Leurs enseignes sont voisines à Notting Hill entre deux épiceries orientales parmi les maisonnettes anglaises bien proprettes.

Adrien m’envoie pour modèle une conférence donnée en Australie, menée par une showrunner amusante, qui glousse à chaque phrase. Pas mon style, mais je m’accroche. Une telle offre ne se refuse pas. Veille de la conférence, stress maximal. Quelle tenue, mon Dieu, quelle tenue? Ma garde-robe est d’une absolue tristesse et je n’ai pas eu une minute à Londres pour les boutiques.

S’il n’y en avait qu’un? Le kemoun

J’aspire quelques bouffées de zénitude des sages bouddhistes rencontrés pour mon essai Cuisine & Spiritualité (Stock, 2023) et prépare l’interview. Le jour J, un match de foot à La Praille me fait rater deux trains de suite et arriver in extremis. Le staff est inquiet. Yotam est là depuis deux heures, très cool, calé impassible dans le sofa de cuir blanc de la loge où je le rejoins. Sourire lumineux, politesse exquise, fait au feu d’une vingtaine de conférences.

On entre sur scène. On évoque sa Comfort Food à lui. «Des meatballs (boulettes) déclinées sous tant de formes par presque toutes les traditions culinaires du monde. Ou peut être un simple plat de pâtes, beurre, huile d’olive et parmesan… Un ingrédient ou épice qu’il emmènerait sur une île déserte s’il n’y en avait qu’un? Le kemoun.

Des détails sur l’adresse genevoise

Et toujours à propos de nourritures réconfortantes, comment réagit notre cerveau au sucre, au gras, à la friture et à l’excès de sel des junk foods tels que tacos ou autre pop corn? «Le sucre inhibe le cortisol induit par le stress mais stimule également la libération d’opioïdes, un des composés chimiques feel-good du corps. La dopamine en est un autre, qui réagit positivement à la prise d’aliments comfort…» Difficile dès lors de résister à ces tentations même si elles évoquent l’effet addictif de nos écrans... Cela dit, «pas question de culpabiliser», souligne Yotam.

Kemoun et cannelle, rose, mélasse de grenade, ail et piments, tahini et zaatar, dukkah, harissa, chimichurri, sésame…

Les questions du public arrivent, innombrables, sur une tablette durant la pause. Darren propose du thé, des fruits. Yotam fait le tri des questions. Il y en a beaucoup sur l’enseigne bientôt ouverte au Mandarin Oriental de Genève, la première hors de Londres, passant avant Paris. Une première mondiale, avant une possible expansion, confirme-t-il. Qu’y trouvera-t-on? Un cadre épuré et néanmoins cosy, aux notes chaleureuses de terracotta, rouge et vieux, brique recyclée pour l’effet marbré de blanc. Un décor signé, comme ses adresses londoniennes, par l’architecte et designer israélien multi primé Alex Meitlis. Mais encore? Le tableware déluré et bigarré imaginé par l’artiste d’origine sicilienne Ivo Bisignano (label belge Feast de Serax), des tables rondes et autres éléments de mobilier conçus par Mies van der Rohe pour s’installer et se sentir accueilli en tout confort

Un univers singulier

Au menu, une cohorte de légumes et légumineuses assemblées autour de notes épicées et colorées, fermentations et mezzés à partager, beaucoup de cuissons au feu. Mais encore? Les herbes, épices et condiments à foison qui signent la patte ottolenghienne, tels que kemoun et cannelle, rose, mélasse de grenade, ail et piments, tahini et zaatar, dukkah, harissa, chimichurri, sésame…

A l’instar des précédents livres, Comfort a été traduit dans la plupart des langues – sauf l’hébreu et l’arabe. S’y ajoutent ses chroniques du Guardian et du New York Times.  La fortune du chef s’élèverait à près de 28 millions de livres, selon les chiffres de 2023 du magazine économique britannique Raconteur

Le nom lui-même Ottolenghi est désormais synonyme, bien au-delà du patronyme, d’une vision du monde, d’une philosophie, voire de néologismes (les initiés disent ottolenghify à propos d’un plat, une recette, un menu). Yotam Ottolenghi est parvenu à créer un concept, aussi bien qu’un univers singulier. Mais encore? On parle d’effet Ottolenghi, avançant les notions de «coloré, épicé, multiculturel et métissé, très axé sur le végétal», mais aussi d’une construction de mets par strates, par l’addition de couches de textures et de saveurs, en superposant des condiments contrastés.

Loin des étoiles

Une mini révolution culturelle lancée dans les années 2000 autour de plats partagés, d’une certaine vision de simplicité, d’ingrédients volontiers humbles revisités, telle sa fameuse shawarma de pois chiches en boîte. La nourriture a d’étonnants pouvoirs, souligne-t-il, dont celui qui consiste à réunir, mettre en relation les individus, mais aussi ramener à l’enfance et aux racines. Loin de toute ambition d’étoiles Michelin, ce chef au parcours atypique semble au contraire bien en phase avec les préoccupations de l’époque: santé, environnement, zéro gaspillage. Une légende savamment entretenue, disait-on, à la façon d’une rock star, n’accordant que de rares interviews. De quoi avoir l’impression d’asseoir le monde à sa table pour le déguster, bouchée après bouchée. Avant, qui sait, une fondue en mode Ottolenghi – il adore les fromages suisses.