Nour, 29 ans, jeune femme de Raqqa au caractère bien forgé, a été arrêtée par les hommes de Bachar el-Assad lors d'un séjour à Damas. L'étape d'après, pour les ennemis déclarés ou fantasmés du régime, ce sont les terribles geôles syriennes, où la torture est systématique et l'espoir aboli. A moins que.

Quelques jours après mon arrivée à Raqqa en avril 2024, Nour m’envoie un message. Enfin, plutôt une convocation. Elle veut me parler de quelque chose, un secret. Bêtement, et sûrement parce que les histoires d’amour me fascinent, j’imagine qu’elle va m’annoncer avoir enfin trouvé un homme à la hauteur de ses espérances. Nour allait se marier et je me voyais déjà invitée à ses noces.

Notre rendez-vous est fixé à l'hôtel de Raqqa où je dors. Un établissement qui vient tout juste de rouvrir. Elle arrive pile à l’heure et me demande si on peut aller discuter dans ma chambre. Nour s’installe sur le lit et me fixe droit dans les yeux avec un sourire en coin.

– Céline, j’ai été arrêtée par le régime d’Assad en juin. J’ai cru que j’allais mourir.

Mon cœur se met à battre plus vite. J’ai peur pour Nour. J’ai peur parce que j’ai écouté des dizaines de témoignages d’anciens prisonniers du régime d’Assad. Des hommes brisés à vie par la torture quasi quotidienne. Je sais aussi que les femmes ne sont pas épargnées. Des Syriennes violées de façon systématique par les hommes de Bachar el-Assad pour terroriser les opposants. Ce type de crime est encore tabou en Syrie, mais le régime ne recule devant rien.

Un vendeur de ballons dans les rues de Raqqa | Céline Martelet, pour Heidi.news

Un bracelet de noyaux d’olives

En janvier 2020, alors que j’étais en reportage dans le nord-ouest du pays avec ma consœur journaliste Edith Bouvier, nous avons croisé deux jeunes femmes qui venaient de sortir de l’une des prisons de Damas. Pas n’importe laquelle: celle qu’on surnomme la «Branche Palestine», gérée par les redoutables services de renseignements syriens, où les deux sœurs ont partagé une cellule de la taille d’un cercueil pendant plusieurs années.

Ce jour-là, installées dans le salon de leur père, leur détresse m’a transpercé le cœur. La plus jeune est restée silencieuse sur un fauteuil. L’ainée n’a pas dit grand-chose. De toute façon, nous étions incapables de leur poser la moindre question sur ce qu’elles avaient vécu. Pousser des victimes de l’indicible à se souvenir pour alimenter un reportage, c’est réveiller des traumatismes profonds. Les journalistes, hélas, l’oublient trop souvent.

Au bout d’une dizaine de minutes, l’une des sœurs se lève pour nous ramener un cadeau. Elle revient avec, dans la main, deux petits bracelets confectionnés avec des noyaux d’olives. Durant toute sa détention, elle n’avait le droit qu’à un seul repas par jour: du riz et des olives. Pour occuper son esprit, elle a confectionné des bracelets en récupérant les noyaux de ces olives. Minutieusement, elle les a percés avec un couteau qu’elle avait caché. Pour les nouer entre eux, elle a tiré des fils de ses vêtements. Lorsqu’elle me glisse le mien dans ma main, j’ai le souffle coupé par l’émotion. Une larme coule sur ma joue. Le récit de l’horreur se passe de verbiage, ce bracelet à lui seul raconte tout.

Tu me connais!

Lorsque Nour me dit qu’elle a été arrêtée par le régime d’Assad, je repense immédiatement à ces deux sœurs. Très vite, elle me rassure et se met à rire nerveusement en ressentant mon angoisse pour elle.

– Céline, je m’en suis sortie comme toujours. Tu me connais! Je vais te raconter, mais tu ne dois pas en parler aux gens de Raqqa parce que très peu sont au courant.

Nour n’a pas honte. Nour a peur des traîtres. Celles et ceux qui vivent à Raqqa, mais qui transmettent des informations à Damas. Un voisin un peu trop jaloux; une connaissance qui cherche à se venger de sa famille, un amoureux éconduit… En temps de guerre, tout est possible.

Pendant une demi-heure, Nour va me raconter son arrestation à l’aéroport de Qamishli au nord-est de la Syrie. C’était en juin 2023. Elle devait aller au Liban pour participer à une conférence avec des jeunes libanais. Qamishli est gérée par les forces kurdes, mais le régime de Damas contrôle quelques quartiers de la ville, dont celui de l’aéroport.

Nour, suivez-nous

«Quand je suis arrivée au guichet pour enregistrer mes bagages, un homme est venu me dire ‘Nour, suivez-nous’. C’est comme cela que je me suis retrouvée dans un bureau avec trois hommes des services de renseignements du régime de Bachar. Ils m’ont interrogé pendant des heures sur ma vie, sur ma famille, sur mes contacts. Et moi, j’ai menti à chacune de mes réponses.

«J’ai dit par exemple que mon père était à la retraite, qu'il ne faisait rien, qu’on avait pas d’argent. Ils m’ont demandé d'où venait mon iPhone. J’ai répondu qu’une amie me l’avait prêté pour prendre de belles photos au Liban. Tu le sais quand on voyage nous les opposants, on nettoie nos téléphones avant d’aller à l’aéroport, j’avais effacé toutes les applications comme Whatsapp, Facebook, Instagram mais j’ai fait une erreur: je n’ai pas supprimé mon répertoire. Ils ont tout regardé et j’ai encore menti. Je les ai suppliés de me croire.

«Ils avaient une fiche de renseignement très précise sur moi avec énormément de détails sur qui je fréquentais en ville. Des gens leur donnent des informations ici à Raqqa! Il y avait aussi le nom de mon frère et de mon père, mais je leur ai dit que ça n’était pas ma famille. Qu’ils s’étaient trompés de personne. Je leur ai juré que ma famille n’était pas contre le président Bachar el-Assad.»

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