Heidi.news entreprend la republication des articles issus du périple que raconte le film «Riverboom» de Claude Baechtold. Ces textes de Serge Michel, avec les photos de Paolo Woods ont parus en 2002 dans Le Temps et Le Figaro. Ils éclairent (alors qu'on ne pouvait pas, à l’époque, s’en rendre compte) tous les éléments qui ont favorisé la terrible reprise du pouvoir par les talibans en 2021.

Le 11 septembre 2001, les tours jumelles du World Trade Center explosaient et l’ordre international avec. Les Américains cherchaient des coupables, au pire des boucs émissaires. Les talibans avaient hébergé Oussama ben Laden, cerveau des attentats, voilà qui suffirait pour aller s’embourber vingt ans en Afghanistan. J’étais alors correspondant en Iran depuis plus de trois ans, et ma région se trouvait soudain au centre du grand jeu.

Un peu de chasselas et beaucoup d’obus

Je me souviens bien de la soirée du 7 octobre 2001. L’ambassade de Suisse à Téhéran tenait réception pour clore la visite officielle de Pascal Couchepin, alors à la tête du Département fédéral de l’économie. L’ambassadeur, Tim Guldimann, était nerveux: il avait suggéré aux Américains, dont il représentait les intérêts en Iran, de le prévenir un peu avant leur intervention imminente contre les talibans, de sorte qu’il puisse à son tour prévenir les autorités iraniennes afin de les remercier pour leur coopération.

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A l'époque, Téhéran espérait renouer avec les Etats-Unis et avait notamment fourni à Washington, par l’intermédiaire de la Suisse, une liste de positions militaires en Afghanistan à bombarder en priorité. Les attentats d’Al-Qaeda avaient rebattu les cartes. Tim Guldimann avait l’intuition que l'Iran, grand pays chiite, opposé aux talibans sunnites, devait saisir l’occasion pour revenir dans le concert des nations.

L’ambassadeur allait et venait entre les salons et la terrasse, son téléphone à la main, afin de ne pas manquer un possible appel de la Maison-Blanche. Le téléphone n’a pas sonné, mais l’attaque a bien été lancée, en fin de soirée, alors que je sirotais un verre de chasselas au fond du jardin de l’ambassade avec d’autres convives – ne me jugez pas, les réceptions diplomatiques étaient une des rares occasions de boire du vin dans la stricte République islamique. Tim Guldimann en fut dépité: le refus américain d’adresser un signal cordial aux Iraniens ne présageait rien de bon pour la suite.

Le renouveau d’un pays

Quelques jours plus tard, avec un confrère britannique, nous franchissions le poste frontière déserté d’Islam-Qala, entre l’Iran et l’Afghanistan, pour raconter la déroute des talibans. Nous sommes arrivés à Hérat une heure à peine après leur fuite précipitée. Ce fut pourtant passionnant: reporter d'après-guerre est un métier bien plus intéressant que reporter de guerre! Quand les armes se taisent, les paroles se libèrent, les portes s'ouvrent, les histoires sortent. De là est venue l'idée, avec le photographe Paolo Woods que j’avais rencontré l’année précédente à Téhéran, de faire ensemble, dès que possible, un grand tour du pays pour raconter l’Afghanistan qui se réveillait d’un long cauchemar, après 13 ans de guerre contre les soviétiques et le régime communiste de Kaboul, quatre ans de guerre civile, six ans sous les talibans.

On s’est donné rendez-vous à Kaboul, en mars 2002. Mais j’étais entre-temps rentré en Suisse pour des raisons familiales, et il me fallait ramener ma voiture en Iran. Une semaine de route solitaire, par l’Italie, la Grèce et la Turquie. Alors j’ai passé un coup de fil à une autre connaissance, Claude Baechtold, graphiste de son état, dont j’avais aussi fait la connaissance, séparément, à Téhéran. Je savais qu’il avait du temps: ses parents étaient décédés brutalement et il cherchait quoi faire de sa vie. Je suis passé par Vevey, il a sauté dans ma voiture, muni de son petit appareil photo.

Un tour complet d’Afghanistan

La suite, c’est son film «Riverboom» qui la raconte. On a retrouvé Paolo à Kaboul, Claude a acheté un caméscope au bazar et on s’est embarqués sur la route chaotique qui fait un tour complet d’Afghanistan et qu’avaient empruntée Ella Maillard et Annemarie Schwarzenbach dans une vieille Ford, en 1939 (périple raconté dans La Voie cruelle). A son retour, Claude a confié les cassettes à un ami pour qu’il les numérise, lequel les a perdues pendant 20 ans.

Quand ces cassettes sont réapparues, Claude, soutenu par Paolo et moi, mais surtout par des producteurs visionnaires (Luc Peter et Katia Monla d’Intermezzo) et un monteur extraordinaire (Kevin Schlosser), a passé cinq mois à en fabriquer un film qui, vous verrez, est très étonnant. Il est sorti en France fin septembre, où il a reçu un accueil critique enthousiaste, et sort en Suisse dans quelques jours.

Mais la suite, ce sont aussi les articles que j’ai écrits durant ce voyage qui la racontent – un peu différemment. Ils sont parus en série d’été en 2002 dans Le Temps et Le Figaro. J’ai choisi de les republier à partir d’aujourd’hui sur Heidi.news, avec les très belles photos de Paolo Woods.

Pourquoi cette republication?

Pas seulement parce qu’il est très difficile de retrouver ces articles dans les archives de ces journaux et parce que le livre que nous avions aussi publié, «American Chaos» (Le Seuil, 2003), est épuisé. Pas seulement, non plus, pour rendre justice au travail exténuant qu’a été ce reportage – le film en montre surtout les coulisses (on nous voit casser des œufs au petit déjeuner, nous disputer sur des notes de frais ou la couleur de mes chaussettes…) mais il passe rapidement sur la centaine d’interviews faites le long de la route, la difficile vérification des infos et le magnifique travail photo de Paolo Woods.

Le ver était dans le fruit

De fait, je me suis aperçu, en visionnant le film et en relisant mes textes, que nous avions – sans le savoir! – au fil des villes, villages et vallées perdues, fait émerger, un par un, tous les éléments qui allaient faciliter le retour dramatique des talibans en 2021:

Ce n’est pas un scoop: l’opération occidentale en Afghanistan, de 2001 à 2021, a été un fiasco. Les femmes ont certes recouvré une partie de leurs droits durant ces 20 ans, une certaine liberté d’expression a pu émerger, mais tant d’erreurs ont été commises par la coalition portée par les Etats-Unis que l’issue était presque jouée d’avance. Cela a eu des conséquences désastreuses – et pas seulement pour les Afghans. Il est communément admis que la débandade américaine à Kaboul en août 2021 a encouragé Vladimir Poutine à mettre à exécution l’année suivante son projet d’invasion de l’Ukraine, tablant sur un affaiblissement prolongé de l’Occident.

Une partie de notre histoire contemporaine s’est ainsi jouée dans les vallées afghanes; les dix épisodes qui vont se suivre racontent ce qu’on pouvait y voir durant le bref printemps de 2002. Ce moment où tout paraissait encore possible.