Après la chute des talibans, à l'automne 2001, un reporter, un photographe et un futur cinéaste s'embarquent pour un tour complet du pays. Le récit, marqué par les paysages verts et les pluies de l'éphémère printemps afghan, commence à Kaboul le 21 mars 2002 avec Nowrouz, la nouvelle année. Ce voyage peu commun est celui que raconte le film Riverboom, qui sort en Suisse ce 30 octobre 2024.
Depuis combien de temps Kaboul ne s'est-elle pas sentie aussi légère? Dès six heures ce matin, des milliers de citadins se sont déversés par camions et grappes de vélos au pied de la colline d’Asmaï, qui fut un des pivots de la guerre. Comme le cimetière au fond de la vallée a tout de suite été noir de monde, la foule a escaladé les flancs de la montagne et voilà l'horizon bientôt crénelé de petites silhouettes. Les maisons détruites, les gravats partout laissés par la guerre, les rochers éboulés: tout est gris sale sauf cette petite mosquée fraîchement repeinte de bleu, au cœur de la fête.
Aujourd'hui, 21 mars 2002, commence l'année afghane 1381. Il y a de la joie, de la douleur et pour la première fois depuis vingt-trois ans il y a aussi de l’espoir. La joie, c'est l'équinoxe de printemps, Nowrouz, qui donne ici le départ des années civiles selon l'antique calendrier solaire de Zarathoustra. Or cette année, la fête de la renaissance et de la fertilité coïncide avec celle de la douleur et de la mort: c'est Moharram, le mois lunaire le plus sacré des musulmans chiites. Ils commémorent leur terrible défaite contre les sunnites à Karbala en 680 de notre ère.
Alors la foule, chiite en majorité, va se précipiter à la mosquée pour tenter d'embrasser le mât à l'étendard vert de l'islam que dresse une fragile équipe de karaté. Peu importe que la police bastonne ceux qui s'attardent et surtout ceux qui parviennent à grimper le long du mât: poser ses lèvres contre le pilier magique et c'est l'extase. Plus tard, il faudra aussi se flageller le dos et les pectoraux en signe de mortification. En 680, Hussein, le chef des chiites à Karbala, a été décapité. Aujourd'hui, à Kaboul, à Machhad, à Téhéran, on peut bien souffrir un peu. Le sang jaillit bientôt sous les coups répétés des chaînes.
De l'autre côté de la capitale, une autre foule a envahi un autre cimetière et prie pour ses morts. Une des tombes les plus entourées est celle d'Ahmad Zaher, crooner afghan très populaire des années 1970, probablement assassiné par le régime communiste. Trop de femmes éprises venaient ici prier, et les talibans ont dynamité le monument. Les tiges métalliques du béton armé se tordent vers le ciel comme des mains éperdues. Il y a des gens qui chantent, d'autres racontent seulement des histoires.
Soudain, une explosion. Une petite fumée sur le flanc de la colline. Quelqu'un a sauté sur une mine.
Alors de toute la montagne et du cimetière, comme une troupe d'insectes insensés, la foule se précipite au secours du malheureux, sans le moindre égard pour les autres mines probablement enfouies un peu partout. Quelques minutes plus tard, le pauvre diable à la jambe sectionnée passe sous nos yeux, porté par des centaines de bras dévoués. Les gens de Kaboul avaient surnommé cet endroit la montagne des culs-de-jatte. Pendant les combats inter-afghans de 1992 à 1996, le seigneur de la guerre Golbuldine Hekmatyar y faisait garder ses positions par des soldats ayant déjà perdu une jambe ou les deux, afin qu'ils ne puissent s'enfuir et soient obligés de repousser les offensives de Massoud s'ils voulaient survivre.
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Nous partons demain pour un tour complet du pays dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, trois mille kilomètres le long de l’ancienne route nationale circulaire qui passe par Mazar-e Sharif, Hérat et Kandahar avant de revenir dans la capitale. Pas de téléphone, pas de poste, pas de voyageurs : il ne semble exister aucune communication entre Kaboul et les provinces. Personne pour nous dire si la route est partout praticable. On verra bien: «prendre son temps est ici le meilleur moyen de ne pas en perdre», a écrit Nicolas Bouvier en arrivant à Kaboul en 1954.
Pour l'Afghanistan, 2002 est l'année zéro. Après treize ans de guerre contre les soviétiques et le régime communiste de Kaboul, quatre ans de guerre civile, six ans de talibans et l'offensive américaine de l'automne dernier, le pays est à plat.
Dans la capitale, les expatriés sont en ébullition. La conférence de Bonn, en décembre 2001, a fixé un calendrier pour restaurer un État centralisé et démocratique. Les Afghans attendent d’un jour à l’autre le retour de leur roi Zaher. Les fonctionnaires des Nations unies préparent une loya-jirga, grande assemblée traditionnelle des notables de chaque tribu, chaque village, chaque profession. Quant aux Américains, surpris d’avoir vu les talibans fondre si vite, ils retirent déjà certaines de leurs troupes. Mais à quoi ressemble le pays qu’ils ont conquis et dont ils sont encore très absents? Avec un traducteur embauché pour un mois ou plus, parlant dari (persan) et pachtou, nous allons tenter un état des lieux, le long de la route.
Levé depuis quelques minutes, le soleil dissipe la brume et révèle toute l'étendue du désastre. Pas âme qui vive dans la plaine de Shomali, au nord-est de la capitale. Les ruines commencent à la sortie de Kaboul et se succèdent de village en village, sur des kilomètres. Maisons éventrées, champs abandonnés et quelques cailloux peints de rouge ou de bleu, indiquant des territoires minés. Cinq ans de combats entre les talibans et les hommes de feu du commandant Massoud ont pétrifié la plaine fertile qui fournissait fruits et légumes aux marchés de la capitale. Passé l'ancienne ligne de front à l'aéroport de Bagram, aujourd'hui principale base américaine dans le pays, réapparaît tout ce qui fait la vie d’ici: des enfants qui vendent des œufs durs, des ânes qui tirent des charrettes, des femmes en burqa, des marchands de bois à la pesée, des galettes de pain accrochées à l'extérieur d'une échoppe noircie. Mais la route, qui grimpe l'Hindou-Kouch entre des montagnes d'éboulis et des rochers d’apocalypse menaçant de poursuivre une course suspendue, retrouve brusquement la signature de la guerre. Les virages sont effondrés, les ponts dynamités. Massoud les a fait sauter une première fois durant la guerre civile de 1992 à 1996 pour empêcher Dostom de fondre sur Kaboul. Et une seconde fois en 1997 pour empêcher les talibans de le poursuivre.
Beaucoup plus haut commencent les galeries menant au tunnel. Cachet soviétique, 1964, au nom de l'amitié entre les peuples permettant quinze ans plus tard d'envahir plus vite le pays. Les voitures se lancent à l'assaut de monticules de neige soufflée, échouent, glissent comme des insectes et s'amoncèlent dans un virage. La nôtre a des chaînes. A 3363 mètres d'altitude, voilà la bouche du tunnel. Nuit soudaine, colonnes de glace, trafic arrêté et grondement des moteurs sous la voûte. Trop de fumées d'échappement pour que les phares éclairent quoi que ce soit. Des ombres qui courent et des cris, le convoi redémarre sur la glace vive trouée d'énormes crevasses où s'immobilise bientôt un minibus en décomposition avancée. Affolement, klaxons. Les minutes passent. Quelques mètres sont franchis. Soudain, une montagne de marchandises, des ballots de vêtements pakistanais abandonnés par un camion renversé la veille qui a été évacué toute la nuit. Enfin la lumière, il a fallu une heure pour deux kilomètres de tunnel. Et cette pancarte, à la sortie: «Si vous êtes bloqués, éteignez immédiatement le moteur, beaucoup de gens sont morts asphyxiés.»
Il n’y a rien d’illogique à ce que le Salang, c’est-à-dire la chaîne de l’Hindou-Kouch, soit si difficile à franchir. Parce qu’à quatre mille mètres d’altitude en moyenne, cette épine dorsale descend en diagonale de l’Himalaya et forme une véritable frontière au milieu de l’Afghanistan. Nicolas Bouvier, qui faillit perdre ses oreilles en 1954 à la passe de Shibar, à l’ouest de Salang, résume ainsi ce partage des mondes:
«Versant sud: un plateau brûlé, coupé de vallées-jardins, qui s’étale jusqu’aux montagnes de la frontière baloutche. Le soleil est fort, les barbes noires, le nez en bec. On parle et on pense pachtoune (la langue des Pathans) ou persan. Versant nord: une lumière filtrée par les brouillards de la steppe, les faces rondes, les regards bleus, les manteaux ouatinés des cavaliers ouzbeks au trot vers leurs villages de yourtes. Des sangliers, des outardes, des cours d’eau éphémères sillonnent cette plaine à joncs qui s’incline en pente douce vers l’Oxus et la mer d’Aral. On est taciturne. On parle sobrement les dialectes turcs d’Asie centrale. Ce sont plutôt les chevaux qui pensent.»
Il manque au moins trois peuples dans ce passage de L’Usage du monde – que le voyageur suisse décrit ailleurs. Les Kafirs (païens) du Nouristan, d’abord, peu nombreux, installés dans les vallées imprenables en direction du Pamir. Ils sont de race claire, tardivement convertis à l’islam et l’on dit qu’ils descendent des armées d’Alexandre le Grand. Les Hazaras du centre du pays, ensuite, occupent surtout la vallée de Bamyan, très enclavée, aux terres peu productives. Ils parlent dari. C’est une population aux traits asiatiques, de confession chiite, qui fut victime de grandes persécutions à la fin du XIXe siècle et n’a pas eu accès à l’urbanisation accélérée des années 1960. Les Tadjiks, enfin, présents des deux côtés de l’Hindou-Kouch, dans la partie orientale du pays. C’est la minorité la plus importante, celle dont le souverain pachtoune a toujours appris la langue, le dari, qui est un persan sans influence arabe.
Ce dernier quart de siècle, la guerre sainte contre l’URSS, puis la guerre civile, et surtout le règne des talibans ont fortement contribué à dresser les ethnies afghanes les unes contre les autres. Écartons les Nouristanais, qui n’ont jamais vraiment compté, et les Ouzbeks des steppes du nord-ouest, qui n’ont pas joué un rôle fondamental en tant qu’ethnie, peut-être parce que leur cause fut détournée par le plus connu et le plus brutal d’entre eux, le général Dostom.
Les Hazaras se sont rapidement tournés vers l’Iran, qui leur offrait une terre d’asile exceptionnelle (plus de deux millions de réfugiés) ainsi qu’une infrastructure politico-militaire, puisque Téhéran a présidé à la création d’un parti chiite unique, le Hez-e Wardad, auquel ont ensuite été donnés des moyens de combattre. Les Hazaras ont été les grandes victimes de la guerre civile, car leurs milices n’ont jamais été assez fortes pour se passer d’alliances. Ils ont ensuite terriblement souffert des talibans; ces derniers avaient moins d’égards pour les chiites que pour les juifs ou les païens.
Les Pachtounes, majoritaires, sont les souverains traditionnels depuis la fondation de l’Afghanistan moderne par Ahmed Shad Abdali en 1747. Leur domination était encore plus imposante avant la réduction drastique de la surface du pays, lorsque les Indes britanniques ont annexé de nombreux territoires aujourd’hui situés au Pakistan. Dès 1992, la guerre civile remet en cause les privilèges pachtounes et voit deux personnages partageant la même idéologie religieuse s’affronter impitoyablement: le Tadjik Rabbani, qui sera président et le Pachtoune Hekmatyar, qui voulait l’être. La conquête foudroyante du pays par les talibans, issus des tribus pachtounes, allait rejeter les Tadjiks dans leurs hautes vallées et rallumer, dans tout le pays, la haine des Pachtounes.
Les Tadjiks, enfin, furent bien représentés durant la lutte contre l’URSS et imaginaient en être récompensés à la chute du régime communiste. Dès 1998, c’est un petit groupe d’entre eux, dans la vallée du Panchir sous le commandement d’Ahmad Shah Massoud, qui resta seul à résister aux talibans, grâce à une aide massive de l’Iran et de la Russie. Du coup les Américains, au moment de renverser les talibans, comptaient plutôt sur une brochette de commandants pachtounes qu’ils avaient bien connus durant le jihad. La mort du plus important d’entre eux, Abbdul-Haq, obligea Washington à changer de plan et à faire alliance avec les Panchiris. Lesquels, depuis, occupent Kaboul en vainqueurs.
Une vallée au nord de l'Hindou-Kouch bordée de montagnes enneigées que traversent quelques nomades, les amandiers et les grenadiers en fleurs qui brillent dans la lumière du printemps, du blé qui, pour la première fois après quatre saisons sèches, trouve assez d'eau pour pousser.
Comment terre si belle a-t-elle pu trembler?
Il y a deux jours, à l'heure où les familles se retrouvent assises sur le tapis pour le repas du soir, une secousse terrible a rasé la vieille ville de Nahrin. L'habitat traditionnel à base de boue séchée a été instantanément réduit en gravats, écrasant hommes et bétail. Il y aurait près d'un millier de morts.
Malgré l’abondance d'aide humanitaire stockée dans la région en prévision d’une famine cet hiver qui n’a finalement pas eu lieu, les sinistrés de Nahrin qui l’ont pu ont choisi de s'en aller. On marche ainsi dans des rues désertes aux murs effondrés, laissant béantes des habitations dont le seul meuble, souvent, était un tapis. D'autres ont à peine terminé d'extraire ce qu'ils pouvaient des décombres et se mettent en route. Comme Qhak Tajmohammad, qui conduit deux ânes portant tous ses biens. Sur l'un il y a sa femme, vêtue d'une burqa blanche, qui semble plus fantomatique que jamais dans ce décor d'apocalypse, sur l'autre sont roulés des habits et un tapis.
Ses dernières économies servent à louer ces deux ânes pour le voyage de Pol-e Kumri, une nuit et un jour de marche.
Les répliques semblent donner raison à ceux qui partent. Hantés par les images de la journée, nous cherchons le sommeil sous une tente, à même le sol, remués toutes les heures et finalement réveillés à l'aube par une secousse secondaire plus violente et plus longue que les autres.
Prochain épisode: Dans la poudrière de Mazar-e Charif