A l'approche des élections américaines de novembre 2024, le dessinateur et journaliste français Elliot Raimbeau est retourné à Story City, 3352 habitants, dans l’Iowa. C'est là que sa grand-mère a fini sa vie, un personnage hors du commun, mannequin pour Coco Channel et égérie de la beat generation. Depuis, la région a viré pro-Trump, et une partie de la famille d'Eliott aussi. Quel regard poserait-elle sur cette bascule?

«Est-ce que j’ai déjà voté démocrate? Oui il y a longtemps, quand ils défendaient encore les ouvriers et les agriculteurs. Et puis il y a eu Obama et maintenant on ne parle plus que du racisme...»

D'un geste sec du poignet, Jim referme le barillet et me tend le revolver. «La sécurité, c'est ce truc-là», ajoute-t-il, laconique. Il ne donnera pas plus d'explications, ni sur comment tirer, ni sur ses opinions politiques d'avant l'ère Trump. Je lève l’arme et cherche la cible en ligne de mire. Le décor: un carré en bois monté sur un tréteau, un talus de terre et des champs de maïs rasés à perte de vue. Pas de doute, on est dans l’Iowa. La détonation résonne et le vent emporte avec la poussière l’odeur de la poudre. J’ai un goût amer dans la bouche.

Bienvenue à Story City

Jim est mon cousin, ou plus précisément le cousin germain de ma mère. Il a 58 ans, il est retraité, après avoir passé une bonne partie de sa vie à ratisser avec son gros camion les routes de Story City – c’est le vrai nom de la ville. Dix ans que je n’étais pas venu dans ce coin paumé de l’Iowa où est née ma grand-mère maternelle, et où elle est rentrée «pour mourir», comme elle disait.

En 2014, nous avons parcouru avec ma sœur une partie des États-Unis pour retrouver les traces de l’excentrique Marjorie Peterson. Infirmière pendant la Deuxième Guerre mondiale, première diplômée de la famille, muse des poètes de la beat generation à New York, mannequin pour Coco Chanel à Paris… Elle est morte en 2007. Je devais avoir 13 ans quand je l’ai vue pour la dernière fois. Elle n’a pas eu le temps de me raconter ses actions avec la War Resisters League contre la guerre du Vietnam, les manifestations du Women’s Liberation Movement. Son engagement contre la guerre en Irak et la politique de Bush. Elle n’a connu ni les années Obama, ni les années Trump.

Depuis l’époque de Marjorie Peterson, le prude Iowa est devenu trumpiste. Alors que l’ex-président tente de revenir à la Maison-Blanche face à Kamala Harris, les pronostics sur les résultats du scrutin ne laissent ici guère de place au mystère. Le vote historique est dans deux semaines et je suis revenu le raconter en dessins. Que penserait ma grand-mère de ces nouvelles élections si elle était toujours en vie?

«Elle n’aurait pas mâché ses mots pour parler de Donald Trump, ça c’est sûr!», s'exclame Marian Tesdall Olive, une cousine éloignée qui vit aussi à Story City. Elle jette un coup d'œil aux autres clients du petit café dans lequel elle m’a donné rendez-vous. Sa voix se réduit à un chuchotis: «C’est une grosse merde, voilà ce qu’elle aurait dit.»

Dans les deux cas ça va être terrible

Marian a une soixantaine d’années, elle a grandi avec ma grand-mère. Elle se souvient des longs repas lors desquels Rich Olive, son défunt mari, parlait politique avec Marjorie. Il a été sénateur démocrate de l’Iowa entre 2007 et 2011, et ils discutaient en profondeur les dossiers du moment. «Marjorie suivait tout ce qui se passait. Elle était radicale et n’avait aucun problème à le faire savoir.» Avec ses cheveux rasés sur le côté à la Miley Cyrus et son pull à capuche couleur citrouille, Marian n’a pas l’air d’une bigote non plus. Il faut pourtant attendre que les derniers clients quittent le café pour qu’elle ose me parler réellement des élections. «Ça n'a jamais été aussi divisé, les gens n’arrivent plus à se parler.»

Avant l’élection de Donald Trump en 2016, l’Iowa avait la réputation d’être plutôt modéré. Cet état reculé du Midwest est longtemps resté un swing state, oscillant entre les partis Démocrate et Républicain. L’arrivée de Trump sur la scène politique semble avoir achevé une lente bascule vers le conservatisme. Mariam se souvient par exemple de la légalisation du mariage gay en 2009, et de la vague de protestation virulente qui a suivi. «Cet épisode annonçait déjà un peu les années Trump. Les Républicains les plus virulents et les plus radicaux ont complètement évincé les plus modérés», résume-t-elle, lugubre.

Mariam sort de son sac quelques photos de ma grand-mère et me les donne. On y voit Marjorie vautrée sur un canapé avec un T-shirt informe et un petit chapeau rond. Elle avait posé pour les plus grands stylistes des années 1950 et a passé la fin de sa vie à mépriser les règles du bon goût les plus élémentaires. Mariam rit de ma remarque. En sortant du café, elle me confie :

«Je suis terrifiée par le résultat de l’élection. Dans les deux cas ça va être terrible. Soit Harris est élue et j’ai peur de la réaction des trumpistes, soit Trump passe et je me demande ce que vont devenir les gens qui ne partagent pas ses opinions.»

God, guns and Trump

Je rentre à Jewell, le village dans lequel vivent Jim et sa femme Lisa, situé à une quinzaine de kilomètres de Story City. «A pearl in a friendly setting», une perle dans un écrin convivial, peut-on lire à l’entrée de la bourgade de 1200 habitants. La rue principale est en travaux depuis quelques années, au grand désespoir de ses rares commerçants. Devant le porche d’une maison, un grand drapeau «God guns and Trump» au milieu de squelettes en plastique.

Je retrouve Tammy, une amie de Lisa. «J’ai peur de ce qui va se passer pendant l’élection», me dit-elle, et ses mots sont comme l’écho inversé de ceux de Mariam. «On savait qu’il y avait de la violence chez les Républicains les plus radicaux avec l’histoire du Capitole, mais on a essayé d'assassiner Trump deux fois! Ils sont prêts à tout pour le faire taire.»

Jim, qui nous a rejoint, approuve d’un hochement de tête. «J’ai des valeurs conservatrices mais j’ai souvent voté démocrate, reprend Tammy. Aujourd’hui je pense que Trump est la solution du moindre mal, mais quand j’en parle à des démocrates, ils s’énervent tout de suite. Une de mes plus proches amies a arrêté de me parler pendant deux ans à cause de la politique. Alors on évite le sujet.»

Jim et Lisa vivent dans une petite ferme, deux chevaux, trois chèvres, un chien et une dizaine de poules. Comme en 2014, lui et Lisa m’ont accueilli à bras ouverts. A mon arrivée, j’ai pas mal tourné autour du pot avec Jim. Je n’osais pas lui demander de but en blanc s’il votait pour Trump.

Avec ses cheveux mi-longs, ses lunettes en rectangle et sa coupe au bol, passionné de films d’horreurs, Jim a un côté geek des campagnes. Il me faisait beaucoup rire quand j’étais petit. A faire des tours avec sa chèvre dans son side-car lors des parades du 4 juillet, et des courts métrages indépendants dans sa grange. Je lui trouve du style. Le vélo électrique qu’il utilise maintenant pour aller au bar arbore un drapeau pirate et deux petits squelettes pendent à son guidon, même quand Halloween est terminé. Marjorie a toujours eu de la tendresse pour lui et son côté un peu inadapté. «Elle avait ses opinions et moi j’avais les miennes», me répond-il quand je lui demande s’il parlait politique avec elle.

Le premier jour, je suis allé aider Jim à creuser un trou pour enterrer une chèvre malade qu’ils n’avaient pas réussi à soigner. Je pensais qu’il allait l’euthanasier dans la grange, mais il a sorti son revolver et lui a tiré deux balles dans la tête. Le soir, il me présentait à ses copains du Malibu, un rade où une dizaine de personnes boivent du whisky dans la pénombre, accoudés à un long comptoir de bois. «C’est dommage, tu as raté le seul démocrate du bar, il vient de partir» s’est-il esclaffé, hilare. Cette fois, j’ai l’impression que la gaieté un peu caustique s’est mêlée de colère et de lassitude. Peut-être à force de parler politique. Peut-être parce qu’il n’a pas pu sauver la chèvre. Ce soir, Jim broie du noir.

Du bruit, beaucoup de bruit

Cette lassitude imbibe mes conversations avec Jim et d’autres proches de Marjorie. J’ai du mal à retrouver l’énergie vitale et la force de conviction qui l’habitaient. «Elle était tellement en avance sur son temps, m’a confié Mariam. Tous les grands enjeux de cette élection, c’était ses sujets de prédilection à l’époque.»  Son combat pour les droits des femmes n’a jamais été autant d’actualité, alors que la Cour suprême de l’Iowa a validé en juillet 2024 l’interdiction de l’avortement après 6 semaines de grossesse, contre 20 précédemment. «Elle était très  préoccupée par la persistance du racisme», m’explique de son côté Suzan Franzen, une amie de jeunesse avec qui elle militait. «Aujourd’hui le KKK infiltre les conseils d’administration des écoles pour faire interdire des livres. Je sais que ça l’aurait rendu folle.»

Robin, jogging, lunettes de soleil et dreadlocks, est l’ancienne gérante du bistrot dans lequel Marjorie tenait son salon littéraire et artistique. Elle aussi est catégorique. «Si Marjorie était vivante aujourd’hui, elle aurait fait du bruit. Beaucoup de bruit.» On échange quelques souvenirs de ma grand-mère, dont elle s’est occupée à la fin de sa vie. «Elle n’avait pas d’argent. Elle m’appelait au téléphone pour me demander de lui préparer un sandwich et venait le prendre sans payer ni dire merci. La première fois qu’on a vraiment discuté ensemble de son passé, je lui ai demandé ‘mais qu’est-ce que t’as pas fait dans ta vie?’ Elle m’a répondu du tac au tac: ‘j’ai jamais baisé avec toi.’ J’étais pliée.»

«Honnêtement, si Trump est réélu, j’hésite à quitter les Etats-Unis pour aller m’installer en Suède.» Nous contemplons la prairie jaunie par la sécheresse qui s’étend devant nous. Marjorie avait contribué à cette initiative. Réintroduire des fleurs sauvages endémiques et les laisser se développer sans intervenir. Laisser la nature reprendre un peu ses droits. «Tu sais, après plus de 20 ans, y a encore pas mal de gens qui veulent la raser. Ça fait un peu chaotique au milieu de la ville. C’est dommage, au printemps c’est vraiment magnifique.» Je regarde l’étendue sauvage, ne peut retenir un sourire. Même morte, Marjorie parvient encore à crisper ceux qu’elle appelait les «réacs».