Nour avait 18 ans quand les hommes de Daech sont arrivés à Raqqa, transformant le bastion de la Révolution anti-Assad en capitale de l’Etat islamique. Contrôle de l’espace public, exécutions à ciel ouvert, spoliation des biens, puis bombardements sans fin, rien n’est épargné aux habitants. La jeune femme, qui a connu toutes ces épreuves, pourrait en être brisée. On dirait bien que c’est l’inverse.
Nour (prénom modifié) est arrivée ce jour-là avec une copine qui n’a pas dit un mot. C’était lors de notre première rencontre dans un café de Raqqa, en Syrie, un soir d’août 2021. Nour, en revanche, a parlé. Beaucoup parlé, même. Avec mon confrère Noé Pignède, lui aussi spécialiste du Moyen-Orient, nous avions demandé aux fixeurs Faris et Ali, nos deux anges gardiens dans la ville, de nous aider à rencontrer des jeunes femmes pour parler de tendresse, de drague, de sexe… Poser la question de l’amour dans la guerre permet de plonger dans la sphère la plus intime des gens, trop souvent oubliée des récits journalistiques. L’amour, ce n’est pas un truc de «reporter de guerre». Nous voulions faire exception.
A 29 ans aujourd’hui, Nour transpire la liberté. Elle affiche cette assurance des femmes syriennes plongées dans la violence depuis 2011, année du début de la Révolution. Un soulèvement, au départ pacifiste, devenu un conflit interminable. Plus de 13 ans déjà que le clan Assad massacre son peuple. Plus de 400’000 morts, des centaines de condamnations internationales, sans aucun effet. Aujourd’hui, en 2024, Bachar al-Assad est toujours là, indéboulonnable, et il tend même à redevenir fréquentable aux yeux d’une communauté internationale résignée.
En regardant Nour siroter sa citronnade ce jour-là, je réalise que c’est la première fois que je prends le temps d’échanger avec une Raqqaouie. Moi qui d’habitude m’attache tant à raconter la vie des femmes dans les conflits, j’étais passé à côté concernant Raqqa. A chacun de mes reportages dans la ville depuis 2019, ce sont les hommes qui ont occupé le plus de place. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai: j’ai bien raconté la vie des femmes à Raqqa, mais pas celle des Syriennes.
Au fil de mes reportages, j’ai donné la parole à toutes les Françaises, Suissesses, et Belges qui, depuis 2014, ont décidé de rejoindre l’Etat islamique. Celles qui se sont installées dans les maisons volées par Daech. Celles qui ont eu des esclaves yézidis pour leur préparer à manger. Celles qui appelaient à l’aide pour pouvoir quitter cette organisation terroriste. De très jeunes filles parfois, avec qui j’ai pu échanger des centaines de messages Whatsapp.
Beaucoup m’ont parlé des femmes de Raqqa avec un regard méprisant et raciste. A leurs yeux, les Syriennes ne savaient pas s’habiller, ni se maquiller, ni prendre soin d’elles.
Nour a croisé beaucoup de ces étrangères, de ces épouses de djihadistes, mais il lui faudra beaucoup de temps pour qu’elle accepte de m’en parler. Ce soir d'août 2021, Nour est là pour parler d’amour. Au cours de la conversation, elle pose une question stupéfiante..
Difficile de répondre à ce moment-là, tant le sentiment amoureux est une évidence à mes yeux. Il fait mal, mais on s’y accroche dans les tempêtes.
Ma réponse maladroite a ouvert une vanne.
En quelques phrases, dans ce café, Nour venait de raconter toutes les blessures de Raqqa. Je suis rentrée en France, elle est restée en Syrie et nous avons continué à échanger sur Facebook. Je suis revenue à Raqqa en avril 2024 et Nour m’a invitée chez elle. Il s’était écoulé trois ans depuis notre première rencontre.
La syrienne habite seule avec son père, dans l’appartement familial. Il est planté au milieu d’un quartier dévasté, stigmate des bombardements de 2017. Pour y accéder, il faut slalomer entre les trous, les voitures calcinées et les débris. A l’entrée de son immeuble, l’escalier tient à peine debout. L’appartement a été repeint, ses vitres changées, mais on ne se remet pas si facilement du déluge de feu qui a scandé les derniers jours de la bataille contre Daech, en octobre 2017.
C’est avec un grand sourire que Nour pousse la porte de sa chambre. La pièce fait moins de 10 mètres carrés. Dans un coin, une armoire, dont les portes ne se ferment plus tellement il y a de vêtements. Des chaussures, des sacs, des tenues colorées, que la jeune Syrienne achète de manière compulsive. Le noir est banni de ce dressing. Le noir du niqab que Daech a imposé aux femmes raqqaouie à leur arrivée en janvier 2014. Leurs corps devaient disparaître sous une longue tenue qui ne laissait même pas apparaître les yeux.
Lorsqu’elle parle de cette période, la bouche de Nour se tord sur une mine dégoûtée. Elle hait ces djihadistes, venus du monde entier, qui ont imposé leur terreur dans sa ville. A l’époque, elle avait à peine 18 ans.
Les hommes de Daech sont venus arrêter Nour en 2015, ils la soupçonnaient d’être une espionne. Ils l’ont emprisonné dans une cellule d’un mètre carré.
Nour ne veut pas s’attarder sur cet épisode. Elle l’a rangée dans un coin de sa mémoire. La jeune femme essaie d’effacer la violence de cette époque, consciemment ou non. Dans sa chambre, elle a trouvé une astuce pour cacher les fissures causées par les bombardements intensifs. «Regarde, j’ai collé des bouts de scotch argentés sur la fissure de ce mur, plaisante-t-elle. On dirait presque que c’est un effet voulu pour la décoration, non?»
Elle passe des heures dans cette chambre à scruter les réseaux sociaux sur l’écran de son téléphone et à faire défiler des dizaines de vidéos. Une fenêtre ouverte sur le monde extérieur qu’elle rêve de découvrir. Sur un mur, elle a accroché une dizaine d’affiches.
Sur un côté, un discret cliché de Nour. Elle est sur le toit de son immeuble fin 2017. «C’est le jour où je suis revenue à Raqqa après avoir fui quelques mois. Vous voyez, tout est détruit, il n’y a plus rien.»
Du tiroir d’une petite commode, Nour sort un carnet de dessins soigneusement conservé. Elle le pose sur son lit et se met à tourner les pages, plongeant dans le passé.
«Pendant toute la période de présence de Daech, j’étais seule. Tous mes amis ont quitté Raqqa. Alors, je me suis mise à dessiner pour m’occuper. Mais très vite, je me suis retrouvée face à un problème: où trouver des feuilles blanches, des crayons de couleurs ou encore de la peinture? Tout cela était interdit par Daech. On n’avait même plus le droit de dessiner. Ma mère a réussi à trouver une boutique qui autrefois vendait du matériel de dessin, elle connaissait son propriétaire.
«On lui a demandé un carnet de croquis. L’homme a commencé à paniquer. Il nous répétait : ‘C’est interdit, c’est dangereux!’. Finalement il a trouvé une solution, a assemblé plusieurs feuilles blanches A4 et il a ajouté une couverture cartonnée. Voilà, comment j’ai eu ce carnet de croquis. J’ai commencé à dessiner, ça me faisait beaucoup de bien. Chaque jour, j’y passais des heures et des heures. J’étais dans ma bulle, comme isolée de cette terreur qui avait envahi ma ville.»
Nour a dessiné son frère, qui a dû fuir vers la Turquie dès l’arrivée de Daech en 2014. Le jeune homme est un activiste, l’un des premiers à être descendu dans la rue au début de la révolution contre le régime Assad. Ces opposants politiques acquis à un modèle démocratique et libéral, l’organisation terroriste cherchait aussi à les faire taire. «Il me manque tellement», soupire la jeune femme.
«Moi, je suis restée par amour pour ma ville et parce que mes parents ne voulaient pas quitter Raqqa. Des mois, puis trois années se sont écoulés comme cela, lentement et en silence parce que le moindre signe de protestation pouvait nous coûter la vie. J’étais prisonnière. Je n’arrêtais pas de me demander: mais qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui?
«La réponse était toujours la même: je vais manger, dormir et discuter avec mes proches. Je ne sortais pas, mais les voisins de mon immeuble me racontaient l’exécution d’untel, l’arrestation ou encore la disparition soudaine d’un autre. Le seul moment où je mettais un pied dehors, c’était pour aller au café internet, environ une fois par semaine. Je discutais avec mon frère en Turquie et je rentrais chez moi.»
Assise sur son lit, Nour se tait puis replonge dans son carnet de dessin. Elle répète cette phrase, prononcée trois ans plus tôt déjà: «Daech m’a volé ma jeunesse».