A l’occasion de son passage à Genève, Civitas Maxima a accueilli début octobre l’avocat espagnol Juan Garcés, ancien conseiller du président Salvador Allende et l’homme derrière l’arrestation, il y a 26 ans jour pour jour, de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet. Il a évoqué ce combat qui a ouvert une nouvelle voie pour la justice dans la poursuite des crimes les plus graves. Une voie plus que jamais actuelle et nécessaire.
Juan Garcés est un lecteur de Montesquieu. Il aime à rappeler qu’en 1721, le penseur et philosophe des Lumières écrivait, dans ses Lettres persanes: «Je tremble toujours qu'on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières.» Montesquieu croyait cependant à la force du droit des gens, qui «prohiberait cette fatale découverte».
Un peu moins de trois siècles plus tard, cet espoir donnera d’abord naissance au Tribunal de Nuremberg puis, au lendemain de la fin de la Guerre froide, à la création de tribunaux pénaux internationaux et surtout à celle de la Cour pénale internationale (CPI). Cette juridiction incarnait alors la promesse d’un plus grand respect du droit humanitaire qui sonnerait le glas de l’impunité pour les crimes les plus graves.
On doit admettre aujourd’hui que la dynamique que l’on croyait enclenchée n’est pas à la hauteur des attentes. Après 22 ans d’existence et un budget total de deux milliards de dollars, la CPI n’a prononcé que six condamnations pour crimes internationaux, tandis que de nombreux autres restent encore impunis.
Est-ce à dire que la défense universelle des droits humains, héritage des Lumières, ne peut rester qu’une promesse? Juan Garcés est la preuve vivante qu’il n’en est rien. A lui seul, il a montré qu’il existait une autre voie pour répondre au besoin de justice, qui repose également sur des tribunaux nationaux et sur la ténacité et le courage de victimes épaulées par des avocats indépendants.
Ancien conseiller personnel du président Salvador Allende, Juan Garcés se trouve à ses côtés lors de l’attaque du palais présidentiel de La Moneda le 11 septembre 1973, dont il parvient à s’échapper pour rentrer en France, où il occupe un poste d’attaché de recherches à Sciences Po Paris, avant de retourner en Espagne en 1982.
C’est l’enquête et le procès sur l’assassinat, en 1976 à Washington, de l’ancien ambassadeur du Président Allende aux Etats-Unis, Orlando Letelier, qui lui permet d’obtenir les premiers éléments à charge contre Augusto Pinochet et les preuves du caractère criminel du régime chilien. Le FBI a en effet enquêté pendant des années sur ce meurtre et établi la responsabilité du chef des services secrets chiliens de l’époque, le général Contreras, au côté des exécuteurs de ce crime, un ressortissant des Etats-Unis et des exilés cubains. Le mystère demeure en revanche quant au degré de connaissance qu’avait le directeur de la CIA de l’époque, George H.W. Bush, sur la préparation et l’exécution de ce tout premier acte terroriste sur sol américain, judiciairement établi, par un État étranger.
C’est aussi grâce à ce volet américain que Juan Garcés noue des contacts et obtient les appuis politiques nécessaires au sein du parti démocrate américain, appuis qui s’avéreront cruciaux par la suite pour s’assurer que l’administration du Président Clinton ne s’oppose pas à la poursuite de l’ancien dictateur chilien lorsque l’affaire éclate au grand jour. Quel contraste, quand on se rappelle le rôle joué par l’administration républicaine de Richard Nixon et en particulier son conseiller à la sécurité nationale, Henri Kissinger, dans le coup d’État au Chili.
A la tête désormais d’une équipe multinationale de dix avocats, Juan Garcés parvient à documenter plus de 3000 cas d’assassinats, de disparitions forcées et de tortures de ressortissants de plusieurs pays sous le régime de la junte militaire chilienne. Des dizaines de victimes de la répression se rendent en Espagne pour témoigner. «Au Chili, les portes des tribunaux étaient fermées aux victimes, raconte l’avocat. Ces victimes ne demandaient pas d’argent. Elles voulaient juste être entendues par la justice.»
En 1985, une loi votée par le Parlement espagnol permettait aux victimes de génocide, de terrorisme et de torture, qu'elles soient ou non de nationalité espagnole et que les crimes aient été commis ou non en Espagne ou par des non espagnols, de demander justice devant les tribunaux espagnols conformément aux principes de la compétence universelle.
Le 4 juillet 1996, Juan Garcés dépose à Madrid une plainte pénale contre Pinochet et d’autres dirigeants de la junte pour crimes contre l’humanité. Il fallait toutefois attendre, pour émettre le mandat d’arrêt, que celui-ci se rende dans un pays disposant d’une justice puissante et d’instruments juridiques solides. Ce sera le Royaume-Uni, à peine deux ans plus tard.
Le 16 octobre 1998, alors qu'il est à Londres pour une opération chirurgicale, Pinochet est placé en état d'arrestation puis assigné en résidence surveillée, à la suite d’un mandat d’arrêt international émis par le juge espagnol Baltasar Garzón, à la demande de Juan Garcés sur la base des preuves et témoignages réunis par son équipe.
C’était la première fois qu’un ancien chef d’État est arrêté sur la base du principe de compétence universelle. Le retentissement international est considérable, l’impact juridique, immense. Des «coalitions» se forment, entre pays opposés ou en faveur de l’extradition. Parmi ces derniers, la Suisse, la France et la Belgique. Dans ces trois pays, la justice demande à son tour l’extradition de Pinochet, sur la base de la nationalité des victimes, permettant un possible jugement de l’ancien dictateur dans ces trois pays.
Le 24 mars 1999, au terme d’une très longue bataille juridique, les juges de la Chambre des Lords statuent que l’ancien chef de l’État chilien ne peut invoquer son immunité pénale, ce qui ouvre la voie à son extradition, accordée le 8 octobre 1999 par le Bow’s Street Magistrates Court de Londres. Devenue entretemps un fort enjeu politique, celle-ci n’aura jamais lieu. Le gouvernement britannique interrompt la procédure et ordonne la remise en liberté du général pour de soi-disant raisons de santé en mars 2000, sur la base d’une expertise médicale qui conclut qu’il souffre de démence sénile et se trouve dans l’incapacité de suivre un procès.
Le lobby très intense du gouvernement conservateur de José María Aznar, au pouvoir à l’époque en Espagne, n’a pas été étranger à cette décision très politique. En effet, alors que les crimes du régime franquiste n’ont jamais été jugés en Espagne, il était difficilement concevable pour le gouvernement espagnol que se tienne pendant des mois à Madrid un procès pour crimes internationaux contre l’un des admirateurs du Général Franco, Augusto Pinochet. Ce procès serait alors aussi devenu celui du régime franquiste.
Pinochet ne sera donc jamais extradé. Mais lorsqu’il rentrera au Chili, libre, il foulera le sol d’un pays différent. En effet, l’arrestation de l’ancien dictateur va devenir le catalyseur d’un changement profond dans la volonté et la capacité des tribunaux chiliens à répondre à la longue quête de justice des victimes de la dictature. Depuis 2000, ils ont ainsi rendu des verdicts dans plus de 500 dossiers de crimes contre l’humanité et prononcé plus de 200 condamnations. Pinochet lui-même a été déclaré capable de suivre un procès et inculpé peu avant son décès.
En 2005, Juan Garcés réussit à obtenir de la banque Riggs, «la banque des Présidents américains» dans laquelle avaient été identifiés des centaines de comptes liés au général Pinochet, le versement de plus de 8 millions de dollars d’indemnisation à plus de 22’000 victimes du régime militaire chilien. L’une d’entre elles, devenu professeur d’université aux Etats-Unis, a même par la suite encadré l’attestation et le chèque reçus dans son salon comme symbole de son vécu sous la dictature.
Au lendemain du retour de l’ancien dictateur au Chili, on s’était demandé qui serait «le prochain Pinochet». Le 30 mai 2016, l’ancien président tchadien Hissène Habré a été condamné à la prison à perpétuité pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et torture par les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises.
L’affaire Pinochet a constitué un tournant pour la justice internationale, dont elle a profondément changé le visage. Représentant une avancée considérable dans la lutte contre l’impunité, elle a plus que jamais justifié la nécessité d’une juridiction universelle en matière de crimes internationaux. Mais surtout, elle a démontré, via la compétence universelle, qu’on peut trouver la justice ailleurs, qu’elle peut s’exercer partout où des voies légales existent, et que cette justice extraterritoriale peut à son tour briser le cercle vicieux de l’impunité dans les pays mêmes où les crimes ont été commis.