«Tout pour une bonne histoire.» Eythór Jóvinsson est à la tête de la plus vieille librairie d’Islande, au fond d’un fjord reculé où vivent une poignée d’habitants sous la menace des avalanches. Alors pour exister, il raconte des histoires, plus ou moins inventées… Rencontre d'un personnage rocambolesque, qui en dit long sur le rapport des Islandais à la narration. Il y sera question d’une vache qui nage dans les fjords pour échapper à son destin.
Un beau jour, une éditrice de Reykjavik m’apprend une nouvelle stupéfiante. Dans un minuscule port de pêche de la région des fjords de l’Ouest, se trouve la plus vieille librairie d’Islande. Alors qu’à Paris ou Genève, les magasins de livres ferment leurs portes les uns après les autres, il existerait face au Groenland, sur une péninsule gelée du bout du monde, un libraire qui fait recette. Soit les phoques et les macareux sont férus de sagas islandaises, soit il y a là un mystère à élucider.
L’heureux libraire, Eythór Jóvinsson, serait actuellement à la capitale, où vivent sa fille et son ex-femme. Coup de chance. J’appelle aussitôt.
Dommage, on s’est ratés de peu. J’ai quitté la ville ce matin, je suis en train de rouler vers les fjords de l’Ouest.
Ce sera l’occasion de venir vous voir sur place, dis-je sans réfléchir.
Très bien, je vous attends. C’est à six heures de route, ajoute-t-il, sans sourciller.
A vrai dire, nous ne sommes pas fâchés de voir du pays. Mon compagnon de voyage et moi sommes depuis dix jours à Reykjavik et, excepté les groupes de touristes qui circulent sur l’avenue principale, sous un ciel aussi blanc à midi qu’à minuit, la capitale semble désertée. La plupart des Islandais sont en vacances, à en juger par les messages d’absence que je reçois en réponse à mes emails. Il est temps de partir à la recherche de bonnes histoires, la spécialité locale.
«Everything for a good story», tout pour une bonne histoire, peut-on lire sur le site d’Eypór Jóvinsson. On y apprend que l’homme est aussi secouriste, auteur, qu’il s’est formé au marketing et au cinéma, s’est essayé à la pêche pour une saison.
Je profite de l’attente pour découvrir ses courts-métrages tragicomiques. Dans l’un d’eux, un touriste se retrouve coincé sur un îlot minuscule sur le point d’être englouti par la marée. Un pêcheur ivre mort passe dans le coin. Au lieu de lui porter secours, il regarde son flacon de vodka d’un air entendu et le jette dans les flots. J’apprendrai plus tard que l’histoire est inspirée d’un fait réel.
Cinq heures de route sont nécessaires pour atteindre en voiture Isafjordur, la capitale des fjords de l’Ouest. De bon matin, des volutes de brume s’enroulent au sommet des montagnes et autour de l’énorme ferry ancré entre deux rives. De là, un interminable tunnel à voie unique passe sous la montagne pour déboucher sur un nouveau fjord, immense et pratiquement désert, comme tous ceux que nous avons laissés derrière nous. Un bateau de pêche rouge vient de sortir du port.
Nous voici à Flateyri, qui se résume à quelques maisons colorées éparpillées le long d’une avenue en terre battue. Entre 200 et 300 habitants, selon les sources. À flanc de montagne, des engins de chantier creusent un nouveau rempart contre les avalanches. Winter is coming.
La librairie du fjord est facile à trouver, avec son toit jalonné d’un drapeau islandais. Le grand bistrot qui jouxte le bâtiment a des allures de saloon. Trois ados désœuvrés vêtus de noir ricanent dans la rue déserte. Ne manque qu’un buisson roulant à travers le village, poussé par un vent glacial qui n’a quant à lui rien d’imaginaire.
La librairie opère depuis 1914, précise un panneau en devanture. Nous entrons. Des produits raffinés sont exposés sur les étals: stylos, carnets, bougies, porte-plume… Quelques touristes flânent entre les ouvrages traduits en anglais, français et espagnol, mêlés aux œuvres originales. Eythór est là, au comptoir, élégant dans son costume suranné d’un vert sans âge. «Bienvenue à Flateyri», nous lance-t-il, le visage serein comme s’il sortait du bain chaud. On dirait un roi en son royaume.
Eythór encaisse ses derniers clients et nous conduit dans la pièce adjacente, un salon meublé à l’ancienne. Il s’agit de l’antique pièce à vivre des aïeux du libraire. Il a récupéré le commerce en 2013, qui appartient à sa famille depuis quatre générations. Lorsqu’il en récupère les clés, le magasin n’est pas loin de baisser le rideau. «À l’époque, chaque village islandais avait sa propre librairie, un médecin, un plombier, un épicier… Chaque communauté se retrouvait souvent isolée en hiver et se devait d’être autonome. En 1995, une terrible avalanche a changé le visage de Flateyri, beaucoup d’habitants sont partis. L’ouverture du tunnel en 1996 n’a pas facilité les choses.»
Pour donner un nouveau souffle à son commerce, Eythór se concentre sur ce qu’il sait faire le mieux: raconter des histoires. Il modernise la librairie, devenue poussiéreuse et centrée sur la vente de produits d’occasion, plus proche du musée que du magasin.
«J’ai surtout changé la façon dont on parlait du magasin, développe-t-il. J’ai cherché des histoires à raconter à son sujet, ce qui rend cet endroit si spécial: le fait qu’il soit tenu par la même famille depuis 110 ans, c’est quelque chose d’unique dans un monde en changement permanent. Tous les jours, je porte ce costume d’époque. Comme gage de qualité, j’importe des produits d’autres commerces d’Europe qui ont aussi traversé le temps. Nous avons organisé des concerts, des lectures… Surtout, je pense à l’histoire que mes visiteurs vont rapporter chez eux.»
Justement, d’où vient ce slogan, «tout pour une bonne histoire»? C’est sa devise de jeunesse, explique le libraire: quand il devait prendre une décision difficile, il se demandait laquelle donnerait la meilleure histoire à raconter. «C’est comme ça que je me suis retrouvé dans des situations improbables et parfois compliquées. Les histoires donnent du sens à tout. Si on ne raconte pas d’histoire à son sujet, la réalité est terne, ennuyeuse. On peut avoir beaucoup d’impact sur son entourage avec une bonne histoire – le tourisme est aussi florissant en Islande parce que nous racontons beaucoup d’histoires. Beaucoup d’entre elles racontent n’importe quoi, d’ailleurs. Mais les gens aiment y croire.»
Je repenserai souvent à cette rencontre avec Eythór comme le symbole de la difficulté tenace, en Islande, à distinguer le vrai du faux. Sur cette île, l’affabulation semble un sport national, une sorte d’art de vivre. En littérature, les récits disent parfois leur propre vérité, et le réel qui les inspire est une matière première qu’on remodèle à leur service. Les histoires servent alors à survivre, rire, donner du sens, relier…Pour le reste, ce n’est pas aussi simple.
En rentrant dans le magasin, une curieuse carte postale a attiré mon attention: elle représente une vache qui nage dans un fjord, accompagnée par un banc de thons et une horde de phoques. «C’est une histoire pour enfant que j’ai écrite», explique Eythór. Elle est inspirée d’une histoire vraie, bien sûr.
En 1987, le libraire n’a que deux ans, quand une vache nommée Harpa s’échappe de l’abattoir de Flateyri. Harpa court à travers le village, on la poursuit, hache à la main: en désespoir de cause, l’animal s’élance dans le fjord et commence à nager vers la rive opposée. On n’a jamais vu ça. Tout le village se presse pour voir, on la suit en bateau. La vache parvient à parcourir trois kilomètres dans l’eau glacée du bras de mer. Des fermiers s’émeuvent, demandent la grâce de Harpa et parviennent finalement à la racheter. Rebaptisée Océane, l’héroïne de l’histoire vivra quinze ans de plus et sera enterrée sur le terrain de ses bienfaiteurs, face à la mer.
Eythór nous montre avec fierté son livre traduit en plusieurs langues, La vache extraordinaire des Fjords de l’Ouest. Il nous jure que la tombe de la vache peut être visitée, que ses anciens propriétaires racontent volontiers son histoire, et qu’une course de natation a lieu à Flateyri tous les étés: une traversée du fjord, en mémoire de la vache Océane…
Il sourit. «Certaines personnes interprètent cette histoire de façon classique, comme un message sur la résilience et l’enjeu de se battre pour ses droits. Mais il y a aussi des enfants qui décident d’arrêter de manger de la viande après la lecture de ce livre, lorsqu’ils se rendent compte qu’une vache peut être aussi intelligente que ça.»
Le ciel s’est assombri de nuages bleu acier, quelques lumières s’éclairent aux carreaux des maisons alentour. Le village est d’un calme incroyable, presque surnaturel. Les deux tiers des clients de la librairie sont des touristes, qui viennent pour visiter cette curiosité locale. «Beaucoup d’entreprises en Islande, y compris les librairies, survivent grâce à ces ferrys. Il serait sûrement simple et plus rentable de transformer cette librairie en attrape-touriste et de me mettre à vendre des peluches de macareux. Malgré tout, je continue de choisir avec soin tout ce que je vends.»
A côté de sa librairie, Eythór a fondé à Fleytari un festival de cinéma d’humour, «drôle et léger», parce qu’il en avait assez des événements sinistres. Il a aussi rejoint l’équipe de secouristes du village, glanant çà et là de nouvelles histoires, «du touriste perdu en montagne en été au petit bateau de pêche en difficulté, en passant par les avalanches en hiver.»
Mais en regardant la nuit qui tombe par la fenêtre, Eythór nous confie qu’il a désormais ralenti la cadence pour se consacrer entièrement à sa librairie et à l’écriture. Sa fille étant à Reykjavik, il a lancé une seconde librairie là-bas, qui lui permet de vivre entre les deux régions. Le souvenir du court-métrage sur le touriste et le pêcheur alcoolique me revient subitement: qu’est-il advenu du naufragé, s’est-il noyé dans les flots comme on pourrait s’y attendre?
Le libraire sourit et marque une pause, ménageant son effet. L’homme a fini par être secouru, in extremis. Comme la légendaire vache Océane, il a échappé à son destin.