Donald Trump multiplie les promesses de s’attaquer à une mystérieuse cabale de fonctionnaires baptisée «Etat profond», qui obéirait au grand capital. Il a confié à l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, le soin de régler la question s'il gagne en novembre. Ce serait alors le plus incroyable conflit d’intérêt qu’ont connu les Etats-Unis.
Au cours de mon enquête sur les 60 ans de recherches sur l’ARN messager ayant conduit au développement des premiers vaccins Covid, j’avais eu l’occasion de m’entretenir avec l’un des pionniers, l’Américain Robert Malone. Je l’ai vu ensuite se retourner contre ces vaccins avec des arguments contestables et de plus en plus complotistes.
Je l’ai revu lors du tournage du documentaire que nous avons préparé pour Arte, car il n’était pas question pour moi de gommer sa contribution historique à cette technologie – c’est ce qu’il reprochait aux médias «mainstream». Au moment de le quitter dans sa ferme équestre de Virginie, il m’avait confié avoir été pressenti par le gouverneur de Floride Ron de Santis, qui était alors candidat à la primaire républicaine, pour devenir ministre de la santé en cas de victoire. De Santis s’est ensuite rangé derrière Donald Trump, mais cette conversation m’avait laissé songeur, en particulier sur la modestie et l’absence d’ambitions personnelles qu’aime afficher Robert Malone.
Depuis, je suis resté abonné à sa newsletter qui est devenue pour moi une sorte de baromètre des thèses les plus complotistes véhiculées par le mouvement MAGA, sur des sujets très éloignés du vaccin ou de la médecine. Malone, qui se réclame d’un esprit critique, ne dévie jamais d’un iota du narratif de la campagne de Trump:
Les ouragans Helene et Milton, qui ont touché récemment sa région, n’auraient rien à voir avec le changement climatique.
L’administration Biden est plus occupée à parler de réchauffement qu’à secourir les gens
La phrase «cela doit cesser» de Biden à propos de la fake news sur des migrants mangeant des chiens et des chats serait à comprendre comme «Trump doit être arrêté».
Et ainsi de suite. A raison d’une newsletter quasi quotidienne envoyée à quelque 340’000 abonnés sur la plateforme Substack, la liste est inépuisable.
Parmi ces positions, l’une d’entre elles se démarque. Elle concerne le «deep state» et l’idée d’une conspiration de la haute administration américaine qui, quel que soit le président, ne lui obéirait pas mais poursuivrait l’agenda woke et globaliste des grandes entreprises et utiliserait les outils de la guerre psychologique pour l’imposer. Robert Malone a même écrit un livre récemment sur cette «psywar» que mènerait cette «cabale» de fonctionnaires fédéraux inféodés aux multinationales.
Je pourrais évidemment laisser Robert Malone à ses obsessions fantaisistes, mais j’ai changé d’avis quand il est apparu début septembre que Donald Trump entendait confier à Elon Musk le soin de s’attaquer à une réforme de l’administration fédérale en cas de victoire. Ce dernier s’implique comme jamais dans la campagne, allant jusqu’à participer au meeting de Donald Trump le 5 octobre 2024 à Butler, en Pennsylvanie. «Si Trump perd, je suis niqué», a-t-il déclaré deux jours plus tard sur Fox News.
J’ai depuis cherché à comprendre ce que pouvait bien cacher cette obsession du «deep state» dans le mouvement MAGA. Et ce qu’elle pourrait indiquer sur l’agenda d’hommes d’affaires comme le propriétaire de Tesla, SpaceX ou X (ex-Twitter).
Car cette obsession d’un Etat profond trouve déjà une traduction politique concrète, au-delà des posts sur les réseaux sociaux. Dans une de ses dernières livraisons, Robert Malone explique que Donald Trump a fait une première tentative pour mettre au pas les fonctionnaires. Il s’agissait d’un ordre exécutif pris quelques jours avant l’élection de 2020 pour créer une nouvelle catégorie d'employés fédéraux, «Schedule F».
En substance, elle aurait permis le renvoi d’employés des agences fédérales «pour n'importe quelle raison, avec ou sans motif (à l'exclusion de la discrimination), et sans préavis (sauf indication contraire dans un contrat de travail)», selon Malone. L’administration Biden a annulé ce décret (bien sûr, les fourbes!) et Trump a annoncé qu’il le réinstaurerait en cas de victoire.
On peut naturellement penser que les 2.2 millions de fonctionnaires fédéraux des Etats-Unis sont mal gérés. Dans le système américain, chaque nouveau président peut changer à sa guise les dirigeants des agences fédérales pour appliquer sa politique, mais pas les fonctionnaires en dessous. Leur garantie d’emplois sert non seulement à maintenir un certain niveau d’expertise et de continuité de l’Etat (environ 100’000 d’entre eux quittent chaque année le public pour le privé) mais aussi à éviter que l’attribution des postes ne devienne le produit des indulgences et des privilèges politiques.
La volonté de s’attaquer au mille-feuille bureaucratique n’a bien sûr rien d’illégitime. Mais la vraie question est comment, et en fonction de quels principes? C’est ce que détaille sur 900 pages un rapport connu sous le nom de «Project 2025», issu de la frange la plus conservatrice du Parti républicain et que Donald Trump n’endosse pas officiellement.
A la lecture, le Project 2025 se révèle surtout comme une longue liste de reproches aux agences fédérales, une par une et ministère par ministère. Elle est révélatrice de l’état d’esprit qui règne dans la droite américaine vis-à-vis de cette administration fédérale souvent qualifiée de marécage (swamp).
Dès la première phrase, le Project 2025 élimine toute ambiguïté: «Le projet 2025 est un mouvement historique, rassemblé par plus de 100 organisations respectées de l'ensemble du mouvement conservateur, qui vise à faire tomber l'État profond et à rendre le gouvernement au peuple.» Cette notion d’Etat profond apparaît ici dans le monde sérieux des think tank; on n’est plus sur Twitter ni dans les délires de Robert Malone…
Les auteurs donnent quelques exemples: «les bureaucrates de l’Agence de l’environnement étranglent la production d’énergie»; ceux du département de la Sécurité intérieure «aident les migrants criminels à entrer illégalement dans le pays», et ceux du département de l’Education «imposent les transitions de genre». Tout s’explique.
Sauf que pour avoir vu les gigantesques installations construites en un rien de temps par Cheniere pour liquéfier le gaz de schiste au Texas, attendu derrière des dizaines de bus scolaires ramenant des migrants de l’autre côté du Rio Grande et entendu mes enfants (franco-suisses) chanter l’hymne américain appris tous les matins à l’école publique, ces «trahisons» des fonctionnaires américains ne m’ont jamais sauté aux yeux. Mais passons, une expérience ne permet pas de généraliser.
Au-delà de sa longue liste de reproches aux agences fédérales (et d’un ton chrétien nationaliste assumé), le Project 2025 n’offre que très peu de solutions concrètes, sinon la recommandation générale de «décentraliser et de privatiser». Vous allez dire: rien de nouveau sous le soleil. Au début des années 1980, l’arrivée de conservateurs au pouvoir comme Ronald Reagan aux Etats-Unis ou Margaret Thatcher au Royaume-Uni avaient déjà inauguré une vague de privatisations des services publics.
Sauf que les services concernés à l’époque avaient essentiellement des activités qui entraient en concurrence avec le privé, comme les transports, l’énergie ou les télécommunications. Dans le Project 2025, on parle plutôt d’agences règlementaires comme celle de l’aviation civile (FAA), de l’environnement (EPA) ou de la finance (SEC). Autrement dit, ce sont les gendarmes chargés d’appliquer les lois et de borner les activités, en particulier économiques, qui sont visés. Et c’est là que l’idée de donner à Elon Musk le rôle de réformer ces agences, d’affaiblir le statut de leurs fonctionnaires et de rogner leurs compétences devient vertigineuse.
Une décision récente de la Cour suprême illustre ce qui pourrait se jouer. Elle a mis fin à ce que les juristes appellent la «Chevron deference», en référence à un arrêt de 1984 dans un procès ayant opposé l’entreprise pétrolière et une association de défense de l’environnement. Cela portait sur la définition par une agence fédérale du périmètre de l’origine d’une pollution atmosphérique.
Depuis, cette disposition encadrait le droit d’interprétation par les agences fédérales dans l’application des lois, lorsque le législateur n’avait pas donné d’objectifs ou de critères explicites. Ce droit d’interprétation était lui-même contrôlé par les juges à l’occasion d’innombrables procès. Il était par conséquent la source d’une énorme jurisprudence, essentielle dans certains domaines comme la protection des patients ou de l’environnement.
Les opposants à cette «Chevron deference , c’est-à-dire Robert Malone et ses pairs ainsi que les juges de la Cour Suprême qui viennent de l’abolir comme ils l’ont fait du droit à l’avortement, considèrent qu’elle était l’un des instruments du «deep state», autrement dit de cette administration fantôme inféodée aux grandes entreprises. Qu’importe si, dans les faits, cet arrêt permettait surtout de limiter les capacités de nuire de ces mêmes grandes entreprises... On n’en est plus à une contradiction près. Mais la plus grosse des contradictions reste d’envisager, au nom de la lutte contre une élite mystérieuse, de confier à l’homme le plus riche du monde le soin de réformer des agences qui sont aujourd’hui son seul contre-pouvoir.
La liste des conflits d’intérêt entre Elon Musk, ses entreprises et les agences fédérales est sans fin. Chez Tesla, il est par exemple en conflit avec le gendarme de la bourse SEC, chez Space X avec celui du ciel (FAA) et de l’environnement (EPA) et chez X (ex-Twitter) avec celui des télécommunications (FTC). Neuralink, son entreprise d’implants cérébraux, est contrôlée par l’agence des médicaments (FDA). Ses véhicules sans pilote dépendent des fonctionnaires fédéraux en charge de la sécurité routière.
S’ajoutant au fait que Tesla a largement bénéficié de subventions publiques et que Space X dépend de nombreux contrats gouvernementaux en provenance de la NASA et du Pentagone, on se demande comment Elon Musk pourrait conduire un audit objectif puis une réforme dénuée de conflits d’intérêts des agences fédérales: c’est pourtant ce que Donald Trump a annoncé le 5 septembre devant les membres du Economic Club of New York. C’est un peu comme si en Suisse on demandait à Novartis de réformer SwissMedic ou à UBS de transformer la FINMA. On imagine le tollé.
Mais pas aux Etats-Unis. D’autant qu’Elon Musk n’est pas le seul patron issu de la Silicon Valley qui se soit rallié à Trump avec derrière lui des casseroles de conflits d’intérêt. C’est le cas des capital risqueurs Marc Andreessen et Ben Horowitz, qui investissent massivement dans l'intelligence artificielle ou de Cameron Winklevoss et de Jesse Powell qui sont des baleines dans le monde du bitcoin. Eux ne sont pas heureux de la manière dont les cryptomonnaies sont contrôlées par la SEC ni des précautions du Government Accountability Office (GAO) pour déployer l’intelligence artificielle dans l’administration fédérale.
Le cas de Peter Thiel est aussi intéressant. Lui est à l’origine de l’entreprise Palantir qui fournit en logiciels les agences de sécurité comme la CIA. Contrairement à 2016 où il claironnait son soutien à Trump, il a adopté un profil bas dans la campagne actuelle. Mais son influence dans le choix du candidat républicain à la vice-présidence, JD Vance, lui-même un ancien capital-risqueur de la Silicon Valley, est établie. Et il est proche d’Elon Musk, avec qui il avait créé PayPal.
Il n’est pas nouveau que des patrons libertariens issus de la Silicon Valley pensent pouvoir faire mieux que l’Etat. Ce qui l’est, c’est qu’ils n’ont jamais été aussi près d’y parvenir. Et ils font passer cette énorme pilule de collusion et de conflit d’intérêts derrière la baudruche de ce soi-disant Etat profond, que chaque jour, une armée de Robert Malone gonfle religieusement.
On est ainsi peut-être à l’orée, en cas de victoire de Donald Trump, d’une privatisation radicale. Les intentions d’Elon Musk et consorts sont assez peu mystérieuses: ce n’est pas tant contre le soi-disant «deep state» qu’ils en ont, mais contre le «state» tout court. L’armée? Les privés comme Academi (anciennement Blackwater) feront mieux. La police? Les entreprises de sécurité privées (comme Allied Universal, déjà le plus gros employeur des Etats-Unis) seront plus efficaces. Les écoles? Elon Musk en a déjà lancé, comme Synthesis ou Astra Nova School. La FED (banque centrale)? Les cryptos peuvent y suppléer. Il a aussi des idées pour une privatisation d’autres tâches régaliennes de l’Etat, comme la justice.
On se souvient comment Boris Yeltsine, en 1995, par crainte d’un retour des communistes au pouvoir, avait cédé aux oligarques les joyaux de l’Etat russe. C’est un peu ce que Donald Trump, qui cherche la victoire par tous les moyens, promet aujourd’hui aux milliardaires qui le soutiennent. Si bien que certains, aux Etats-Unis, commencent à parler d’Elon Musk comme du «premier oligarque américain».