Vivre sur une île couverte de volcans et de glaciers, entre l’Arctique et l’Atlantique: est-ce un rêve, un cauchemar, un mélange des deux? Que peut-il se passer sur cette île pour qu’y bouillonnent autant d’histoires, et que les romanciers y poussent comme de la mousse? Le mystère était insoutenable pour l'autrice de ces lignes, mordue des mondes polaires et obsédée par la narration. Car l'Islande, c'est surtout le pays des histoires.
Quand j’annonce à mon entourage que je m’apprête à partir pour deux mois en Islande, je perçois chez certains un franc enthousiasme; chez d’autres, une perplexité polie. Pour observer trois macareux à la jumelle et prendre des bains chauds, est-il bien nécessaire de partir si longtemps?
Je suis tombée dans la marmite en février 2017, quand j’ai posé pour la première fois le pied en Islande. Une semaine de voyage sous un soleil crépusculaire, au rythme des tempêtes de neige. Un jour, je tombe sur une armée d’icebergs au garde à vous dans un lagon. Ils craquent en s’éloignant, exhibent des couleurs surréelles, n’existent que pour eux-mêmes. Le coup de foudre est immédiat.
Je reviendrai une fois au bord de l’océan Arctique, cette fois au nord de la Russie. Mais ce monde a beau être sublime, il n’est pas fait pour nous. Fichons le camp, avant que l’hiver ne nous mange. J’ai poursuivi mes voyages, imaginaires cette fois, autour des mondes polaires. J’ai entrepris d’écrire mon second roman sur l’Antarctique. En France, j’ai rencontré des glaciologues, des archéologues polaires, des explorateurs, des historiens de l’Arctique et de l’Antarctique.
Et puis, l’Islande est revenue par un autre chemin, plus inattendu.
Car ce pays gelé des confins de l’Europe n’est pas qu’une terre de glace, c’est une terre d’histoires. Les premiers Vikings venus sur place n’avaient que deux idées en tête: survivre à des hivers sans fin, et raconter leur vie.
Les Islandais ont des mots très spéciaux pour parler des vents, de la neige. Les psychologues sont appelés là-bas fræðingur, les spécialistes de l’âme. Le mot pour évoquer un coup de chance, hvalreki, signifie littéralement baleine échouée. On imagine sans peine la joie d’un hiver sans famine par la grâce d’un cétacé que la mer a poussé sur le rivage.
Aujourd’hui, un Islandais sur dix écrit des livres, dit-on. Un sur dix!
Cette île, qui compte moins de 400’000 âmes, exporte ses écrivains comme jamais, traduits dans des dizaines de langues à grands renforts de subventions publiques. Leur liberté de ton, leur humour doux-amer et leurs questions existentielles campent un univers à part. Ils inventent des histoires avec trois fois rien, s’autorisent des digressions insensées, parlent aussi bien des étoiles que de l’océan, du droit des femmes, de la météo et de trajectoires de vies heurtées par une comète.
Dès les premiers temps de la découverte de l’Islande, du 10e au 13e siècle, le pays a déjà connu son premier âge d’or littéraire. Il se dote de ses fameuses Sagas (oui, le mot vient de l’islandais) et Eddas, ces grands récits épiques qui narrent les aventures des hommes et des dieux. Nous plongerons en profondeur dans cette matière, que les Islandais vénèrent comme un trésor national.
Il y a là un mystère. On pourrait y voir la marque du climat polaire, cette idée qu’on cultive des histoires faute de cultiver des oignons. La nature insulaire y serait-elle aussi pour quelque chose? Et comment cette relation narrative au monde façonne-t-elle l'existence des Islandais? Autant de questions que nous aborderons dans cette Exploration.
Si l’influence de la fiction sur la réalité me fascine, c’est aussi parce qu’en voyageant depuis toujours, j’ai constaté que la frontière entre les deux est plus mouvante qu’on ne le croit. La période actuelle est une purée de poids; plus que jamais, on prend la vérité pour des histoires, et inversement. Quel meilleur terrain pour creuser le sujet qu’une île où le paysage se recrée sous vos yeux, où le magma dissout vos certitudes et où les fables servent aussi à survivre et à s’adapter?
Le 16 juillet 2024, j’atterris donc à Keflavik, aéroport international. Mon compagnon de voyage, qui l’est aussi dans la vie, ouvre de grands yeux sur les vieux champs de lave couverts de mousse qui séparent l’aéroport de la capitale. J’ai réussi à le convaincre que l’île la plus venteuse et volcanique au monde était le plus beau des endroits où passer son été.
A une vingtaine de kilomètres de là, dans la péninsule de Reykjanes, s’est ouverte une faille volcanique immense, tractant une lave luminescente de ses profondeurs. J’ai l’intuition que revenir ici, c’est retourner à la jonction de mes deux passions, les mondes polaires et les histoires. Deux pèlerinages pour le prix d’un, au point du globe où la plaque nord-américaine et la plaque eurasienne sont en train de s’éloigner irrévocablement.
Un ciel uniformément blanc s’étend sur la capitale, et les groupes de touristes des quatre coins du monde qui marchent le long de l’avenue commerçante de Grettisgata. En vitrine, les peluches de macareux, ce perroquet de mer aux airs de Pierrot étonné, sont légion. Les Islandais, eux, sont ailleurs. Il faudra les chercher hors de l’hypercentre, loin des magasins à touristes.
Le pays tout entier est moins peuplé que Nantes, ma ville de résidence. Aux fenêtres de toutes les maisons, des bibelots et des livres empilés s’offrent aux regards curieux. Ils renferment les fameuses Sagas, écrites en vieux norois et toujours accessibles aux Islandais contemporains – la langue n’a pratiquement pas évolué depuis les premières colonies vikings, comment l’aurait-elle pu.
En passant devant l’hôtel de ville, nous découvrons installée au sol une gigantesque carte en 3D du pays. Chaque fjord, chaque glacier se détache en relief, idéal pour saisir l’étrange topographie des lieux. Nichés au fond d’un fjord, à flanc de montagne ou au milieu de rares vallées, les villes et les villages y sont des tâches insignifiantes.
En tournant lentement autour de la carte, je reconnais la péninsule de Snæfellsnes, au nord de Reykjavik, où Jules Verne a situé son Voyage au centre de la Terre – sans jamais avoir mis les pieds là-bas. Je cherche au sud l’autre volcan, Hekla, connu pour ses éruptions décennales. Il est surnommé la Porte des enfers, selon une croyance qui aurait persisté jusqu’au 19e siècle. Nous y reviendrons.
Les reliefs des fjords dentellent les deux tiers de la côte : il fut un temps où des glaciers géants pesaient de tout leur poids sur ces espaces, érodant patiemment la terre jusqu’à creuser ces pinces de crabe. L’écrivain islandais Halldór Laxness, prix Nobel de littérature en 1955, a situé l’un de ses romans dans un tel fjord, quand la seule voie d’accès était encore maritime. «Dans un endroit dont il est impossible de s’échapper, et où il n’y a aucun espoir de rencontrer des étrangers, on ne peut rien attendre non plus», fait-il dire à l’un de ses personnages.
Rien, à part des histoires, donc.
Des hvalreki, des baleines échouées, j’en ai croisé quelques-unes dans ce voyage. A commencer par le projet initial: la directrice de l’Alliance française de Reykjavik, une inconnue que je contacte sans trop y croire, m’a proposé de m’héberger pendant un mois pour animer sur place une série d’ateliers d’écriture pour enfants. En fin de séjour, je rencontrerai son successeur à la tête de l’institution – comme par hasard, un écrivain.
Un nouveau hvalreki se manifeste quelques semaines plus tard: dans un café où j’ai pris l’habitude d’écrire, je rencontre une Islandaise en train de rédiger ses propres mémoires, qui me propose spontanément de m’héberger à mon prochain séjour. Le même jour, dans une librairie, je tombe sur un recueil d’essais écrit par quelques-uns des nombreux auteurs d’origine étrangère établis en Islande.
«L’Islande est une terre magnétique, attirant des millions de personnes par sa beauté brute, sa culture, son art de vivre», peut-on lire au dos de l’ouvrage bilingue, intitulé Skaldreki/Writers Adrift (écrivains à la dérive). «L’augmentation du nombre de touristes va main dans la main avec celle des immigrants. Parmi eux, des auteurs et poètes étrangers. Certains d’entre eux sont encore bloqués en eaux peu profondes, d’autres se sont frayés un chemin jusqu’au rivage. Viande, os, graisse: choisissez ce que vous préférez.»
J’ai fini par rentrer d’Islande, un peu à contrecœur, et il n’est pas impossible qu’une partie de moi y soit restée échouée. En attendant, je vous ai ramené des morceaux choisis: le libraire des fjords et sa vache Océane, un volcan nommé désir, Reykjavik au pays des merveilles… J’espère qu’ils parleront aux amateurs d’histoires que vous êtes, qu’au fond nous sommes tous.
Dans le prochain épisode, nous partirons à la rencontre du libraire le plus isolé du monde, dans son magasin des fjords du Nord-Ouest au slogan qui en dit long: «tout pour une histoire».