Après les chœurs de l’Opéra et une période d’expédients, Wassyl intègre un établissement cossu à Paris, qui donne des dîners spectacles lyriques. Il y passe dix ans, y brille de mille feux, noue une histoire d’amour passionnée avec une soprano aussi belle que douée. Tout semble aller pour le mieux, mais au fond de lui brûle une ambition inassouvie.
Sur le quai de l’Hôtel de Ville, à Paris, le Bel Canto est encore assoupi. La cuisine s’éveille. Les petites lumières rouges sur les tables aux nappes blanches sont encore éteintes. A l’étage, Thérèse, la gérante du restaurant, prépare les auditions de demain. Elle s’apprête à recruter de nouveaux artistes. Les quatre chanteurs et la pianiste arrivent pour choisir leurs morceaux du soir et répéter avant que les dîneurs ne se présentent. Des duos, des quatuors, pas trop longs, entraînants. Pas la Barcarolle d’Offenbach pour terminer, demande Thérèse, il faut changer un peu. Le Bel Canto – dîner spectacle opéra est un endroit unique. Depuis plus de 20 ans, l’établissement propose des dîners lyriques avec un concept éprouvé: les serveurs et serveuses – que vous croyiez être tels – sont en réalité des chanteurs lyriques! Je ne divulgâche rien, même le site internet l’annonce.
D’un coup d’un seul, alors que vous entamez votre œuf bio parfait sauce frita brunoise de poivrons oignons frits pancetta, le serveur tout de noir vêtu entonne «‘O sole mio», bientôt rejoint par ses collègues. Effet garanti. Alors qu’à ses débuts, les affichettes de recrutement dans les écoles de chant et les conservatoires étaient regardés de travers, le Bel Canto est devenu une référence pour les artistes lyriques débutants et plus. Un endroit où l’on peut vivre de son chant, faire ses cachets d’intermittent, tester ses nouveaux morceaux, ferrailler contre son trac. Et puis, se faire plaisir. Ils sont près de 400 à être passés entre ces tables.
«Wassyl, sourit Thérèse, reste dans le top 3 des artistes qui ont marqué le Bel Canto. Vraiment. C'était un grand personnage. Souvent, il soulevait la salle entière, il était extraordinaire.» Cette femme brune à l’accent corse assez merveilleux se rappelle l’audition du chanteur ukrainien comme d’une évidence. «Il avait tout pour lui, sa voix, sa taille, son charisme. Et puis c'était quelqu'un qui avait de l'humour et était humble avec ça. Une pâte.» Wassyl a chanté pour le Bel Canto pendant près de dix ans. Et tout le monde raconte qu’il y a été très heureux. Thérèse entend encore ses «tubes»: la Calunnia, Toréador, Onéguine, Cosi fan Tutte et évidemment Kalinka, la fameuse chanson russe que tout le monde connaît. Elle revoit les gens debout, battant des mains et lui, tournoyant dans l’assemblée. Thérèse vérifie sur les tableaux Excel de son ordinateur: le dernier cachet du beau Wassyl date de novembre 2014. Quelques mois plus tard, il fera son premier aller-retour dans le Donbass.
Assise sur un coin de table nappée, montant et descendant les escaliers sans but et sans boussole, j’essaie obstinément de le deviner derrière les murs grenat et les appliques à pampilles, les costumes d’opéra blottis dans les alcôves ou les rais de lumière filtrés par les stores. Mais rien. Pas de fantôme du Bel Canto. Thérèse Viola vient juste de jeter des sacs poubelles entiers de photocopies de partitions, 20 ans de morceaux dans un désordre infernal. Wassyl les a touchées, ces feuilles de papier, c’est sûr.
Le quatuor de chanteurs du soir se regroupent autour du piano à queue pour que les voix se réchauffent. Dehors, les lettres en néon du Bel Canto s’allument. Il a forcément été là, sur le pas de la porte, à fumer une cigarette, entre le présentoir à prospectus et la vitrine remplie de photos. Sur l’une d’entre elles d’ailleurs, on reconnaît bien Perrine avec un petit tablier blanc. Avec Wassyl, ils se sont rencontrés lors d’une soirée privée du Bel Canto dans un hôtel de luxe. Le restaurant en proposait alors des tas, il exportait souvent ses talents dans des ambassades, chez des étoiles du cinéma, au Liban, au Bahreïn...
Un soir de récital, Perrine Madoeuf partage une pause cigarette avec Wassyl. (Depuis elle a arrêté de fumer, incompatible avec sa prestigieuse carrière de soprano.) De cet homme dont elle tomba très vite follement amoureuse – et réciproquement –, sa première image est celle d’un poupon dans un corps de viking. «Il avait une voix très, très belle, hors du commun. Une voix qui prétendait à autre chose qu’à être dans ce restaurant. J’étais fascinée», m’explique-t-elle un jour de février 2022.
Voir plus