A ce moment de l’histoire, Wassyl réalise son rêve de jeunesse: intégrer l’Opéra de Paris, un des phares mondiaux du chant lyrique. Mais les choses ne se passent pas comme prévu pour le flamboyant artiste venu d’Ukraine, qui rêve de quitter les chœurs anonymes pour devenir soliste.
Sur le site de l’Opéra Bastille, je n’ai pas acheté ma place suffisamment chère. Me voilà tout en haut, sur le côté gauche. Ma proximité avec le plafond est, disons, importante. De la scène, je ne distingue pas grand-chose. Et j’ai oublié mes lunettes: je ne pourrai pas lire les surtitres et m’apprête donc à passer les prochaines heures dans le flou de la langue russe. Le billet m’apprend de surcroît que La Khovanchtchina va durer près de quatre heures, avec cinq actes et deux entractes. J’ai vraiment très peur de m’ennuyer. Et tout à fait honte de penser cela. J’ai déjà assisté à quelques opéras mais autant le confesser dès maintenant, je n’y suis pas très sensible. Manque de culture, d’habitude, de finesse? Cet art me paraît si éloigné de la réalité. Comme outré, même outrancier. J’ai tout le temps envie de leur demander pourquoi. Pourquoi chantent-ils avec tant de manières? Pourquoi ne comprend-on pas ce qu’ils disent? Pourquoi tant de grandiloquence dans les sentiments? Pourquoi ces visages qui s’étirent et se déforment, ces gestes trop amples pour être vraisemblables?
Qu’aurait pensé Wassyl de mes réflexions si basiques? Il se serait peut-être vexé. Non, je crois qu’il serait parti d’un grand rire. Sans doute m’aurait-il expliqué la beauté de ce qui va être proposé à mes yeux et à mes oreilles, la justesse, la passion. Le travail acharné que cela a demandé aux artistes. Il m’aurait dit combien ces grands élans sont cathartiques pour les chanteurs comme pour leur public, il m’aurait rappelé que les humains se sont toujours inventé des histoires plus grandes qu’eux. Parce qu’ils aiment la beauté et quitter leur enveloppe hic et nunc. Et parce qu’ils préfèrent, ces histoires-là, les vivre par procuration. Cela protège – la majorité en tout cas – de les vivre en vrai. A l’opéra, on flirte avec l’amour passionnel et la mort tragique, bien assis dans son fauteuil de velours ou de vinyle. Puis l’on rentre chez soi. On aura vécu plus fort de 20 à 23 heures.
L’orchestre s’accorde. Dissonantes, les notes s’envolent dans tous les sens. J’aime ce moment. J’ai l’impression d’être dans un sas; on me donne le signal que tout ce que l’on va voir et entendre sera «pour de faux» mais que d’ici quelques instants, nous allons faire semblant d’y croire, tous ensemble, à cette vie sans mesure. De l’autre côté du rideau, la cheffe des chœurs donne probablement les dernières consignes. Les solistes sont encore dans leur loge, ils ne surgissent qu’au dernier moment. Couvés du regard, parfois tenus par la main jusqu’à la scène. Wassyl a vécu des dizaines de fois ce frisson d’avant l’entrée en scène. Mais il n’a jamais connu l'accompagnateur qui, depuis votre loge, vous tient la main jusqu'au plateau car votre vie, votre voix, sont trop précieuses pour risquer quoi que ce soit. De 1997 à 2001, il a été «artiste des chœurs, baryton», voilà ce qui reste de lui sur operadeparis.fr. On ne mentionne que deux opéras dans lesquels il a eu des petits rôles: Don Carlo et La Guerre et la Paix. Il chantait assurément plusieurs fois par semaine, mais dans les archives, la présence des choristes n’est alors pas répertoriée.
En 2001, à la fin de sa brève carrière à l’Opéra de Paris, Wassyl avait chanté dans cet opéra russe de 1880 auquel je suis venue assister, La Khovanchtchina. C’était la première fois qu’il était donné ici. J’apprends que la pièce de Modeste Moussorgski est inspirée de révoltes contre le tsar russe à la fin du 17e siècle. Wassyl y a tenu un rôle d’un streltsy, ces soldats d’infanterie rebelles. Des chanteurs des chœurs se rappellent même qu’il a été le streltsy qui annonçait la sentence de mort. Je ne peux pas m’empêcher de penser à toutes les œuvres de compositeurs russes qu’il a dû apprendre et chanter depuis l’enfance. A-t-il su très tôt que la culture russe avait opprimé l’ukrainienne ou ne l’a-t-il réalisé que plus tard? Est-ce arrivé peu à peu, d’un coup? Il était pétri de culture musicale russe, c’est certain. Il passait d’une langue à l’autre, d’un opéra à l’autre, d’une chanson populaire à l’autre, mais où se logeait son identité nationale dans son art? Qu’avait-il gardé de son enfance au chœur Dudaryk?
Voir plus