Le documentaire Riverboom relate le périple de trois jeunes reporters en Afghanistan peu après les attentats du 11-Septembre 2001. Les cassettes vidéos ont été perdues pendant vingt ans. Le résultat est un buddy movie caustique, qui sort bientôt en Suisse. Entretien avec les protagonistes — dont un certain Serge Michel, devenu cofondateur et rédacteur en chef de Heidi.news.

En 2002, trois comparses se lancent dans un tour de l’Afghanistan en suivant le tracé de l’expédition en 1939 d’Ella Maillard dans sa Ford Roaster Deluxe. Serge Michel est journaliste indépendant, il travaille pour Le Figaro et Le Temps. Paolo Woods, néerlandais de culture italienne, veut devenir photographe de guerre. Claude Baechtold, diplômé en typographie de l’ECAL, se joint au périple avec une fausse carte de presse et une caméra achetée au bazar de Kaboul. Il est le pied nickelé de l’aventure, et celui qui en fera un documentaire, vingt ans plus tard, parce qu’un de ses amis a perdu les cassettes.

Le film, produit par la société genevoise Intermezzo et qui a déjà récolté plusieurs prix internationaux, s'appelle Riverboom, du nom de cette rivière en crue sur les berges de laquelle les trois voyageurs ont failli mourir, dans une vallée afghane pleine de bandits, de talibans et de loups. Il sort ces jours-ci au cinéma en France, bientôt en Suisse.

Quand cet improbable trio débarque à Kaboul, six mois se sont écoulés depuis les attentats du 11-Septembre. La coalition menée par les Américains est venue bouter les talibans du pouvoir, en représailles pour leur soutien à Al-Qaïda et son chef Oussama ben Laden, vite réfugié au Pakistan voisin. Ils entendent transformer en démocratie libérale ce pays multiethnique et tribal, saturé d’armes, de mines et de drogue, où chaque vallée a son chef et sa loi. On connaît la suite: après vingt ans de bourbier, la coalition s’éparpillera à l’été 2021, rendant de facto le pouvoir aux talibans. Pendant ce temps, les trois copains de Riverboom, devenu [un collectif artistique](https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/01/03/vie-et-mort-de-riverboom-sales-gosses-de-la-photographie_6156493_3246.html), ont multiplié les voyages et les projets, sans rien perdre de leur humour de sales gosses. *Cette interview a été réalisée par la société de production Zinc lors des Rencontres d’Arles en juillet 2024. Le documentaire Riverboom, réalisé par Claude Baechtold et produit par Intermezzo, est sorti le 25 septembre  2024 en France et sortira le 30 octobre en Suisse.* ##### **Qui étiez-vous, chacun, avant cette aventure qui a changé votre vie? Quel avait été votre parcours jusqu’à ce voyage initiatique de deux mois en Afghanistan, en pleine invasion américaine?** **Claude Baechtold.** Toi Paolo, tu étais… **Serge Michel.** Mais laisse-le répondre! **CB.** Non non, il est pas capable de répondre! Il a fait des études d’histoire de l’art, et il avait un labo de photo à Florence. C’est ça? **Paolo Woods.** Je venais effectivement du milieu de la photo d’art, des galeries, des biennales… J’ai commencé à travailler pour la presse autour de 1999. J’ai d’abord été au Kosovo, puis en Iran, où j’ai rencontré Serge, qui m’a alors conseillé d’aller en Afghanistan, pour me tester, pour voir si j’étais fait pour la photographie de guerre. Il m’apprend que les Iraniens expulsent des milliers d’Afghans chaque semaine, dans des bus. Je suis monté dans l’un d’eux, et je me suis retrouvé en Afghanistan sans rien connaître. Trois semaines après, lors d’un autre voyage, j’ai été arrêté par les talibans. Ça a été ma première expérience du pays. Une fois libéré, Serge, voyant que j’avais survécu et qu’il n’avait pas réussi à se débarrasser de moi, m’a considéré digne de l’accompagner là-bas. C’est comme ça qu’on s’est donné rendez-vous à Kaboul, et que j’y ai rencontré Claude. Pour mon plus grand malheur! ![Les trois Grâces.jpeg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/39d45499-42d4-4a98-b73f-9e30fbf134c6/large) **CB.** Et il s’est rendu compte qu’il n’y avait pas besoin de faire autant d’efforts pour voyager avec Serge, qu’il prenait vraiment n’importe qui! Moi, j’avais fait des études de graphisme à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne. Je faisais de la mise en page de livres féministes. J’avais aussi rencontré Serge en Iran, indépendamment de Paolo. **SM.** Il était venu en Iran avec un copain parce qu’il ne savait pas quoi faire de sa vie, et il avait décidé que sa mission là-bas était d’acheter des tapis… Il pensait surtout que j’étais un connard de journaliste. **CB** (opinant). C’est vrai. **SM.** Mais son copain lui a dit *«Non, il paraît qu’il est sympa!»*. Donc il est venu à la maison, il s’est installé et tous les jours, il revenait du bazar avec des nouveaux tapis qui s’empilaient chez moi. Avant ça, moi, j’étais à Zurich, je m’ennuyais un peu, et j’avais comme projet de m’installer à Téhéran, comme correspondant. À l’époque j’avais dit à ma femme *«On va aller en Iran, et si ça ne te plaît pas, on continuera jusqu’en Inde»*. Mais en fait on s’est arrêtés à Téhéran, et on a divorcé. Vers Noël 2001, je reviens enfin en Suisse. Au bout d’un mois, j’appelle Claude en lui disant que je dois partir en Afghanistan, puisque j’avais mon rendez-vous avec Paolo, que je suis seul en bagnole, et que j’ai besoin d’un copilote. Voilà où on en était quand on s’est retrouvés là-bas. ![Have a nice trip.jpeg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/d8d988db-7c15-488d-b705-daff7c5d657e/large) ##### **Puis à Kaboul, trois protestants entrent dans une voiture: c’est littéralement le début d’une blague…** **PW.** Claude et Serge sont suisses, donc calvinistes, et moi hollandais, donc luthérien, avec en plus un père pasteur missionnaire. Autant, moi, j’ai baigné dans la religion dès l’enfance, Claude et Serge ont seulement grandi dans la mentalité protestante, qui sort d’une blague effectivement! La première fois que je suis allé chez le grand-père de Serge, dans une belle maison à Genève, pour déjeuner, il nous a servi des boîtes de conserves à la viande, mais vraiment la viande la plus pourrie, directement ouvertes sur la table, sans assiette. **SM.** Comme ça, pas de vaisselle. Temps gagné! **PW.** Je connaissais un peu ça côté hollandais, mais pas à ce point. Donc j’ai compris beaucoup de choses de Serge ce jour-là. Claude est plus un protestant de gauche, avec un goût prononcé pour toutes les causes perdues possibles, surtout celles qui ne sont pas les siennes. **CB.** Il y a un rapport à l’argent très différent des deux côtés. C’est toujours là-dessus que Paolo et Serge s’engueulent. Blague à part, on a assez vite compris, dans cette voiture, que j’allais occuper tout l’espace que les deux n’occupaient pas. *Le Tour du monde en 80 jours*, il est pas raconté par Phileas Fogg. Lui ne voit pas le monde. Il reste dans sa chambre, il fait des calculs, il est tout le temps en retard, il passe des coups de fil, il envoie des fax *(sic)*… En réalité, c’est Passepartout *(le domestique et acolyte de Fogg, ndlr.)* qui voit le monde. Il faut toujours prendre quelqu’un dans ses bagages. Comme les empereurs mongols qui avaient toujours avec eux un hagiographe. Parce que eux, ils étaient occupés à envahir les pays, ils passaient leur temps à tout brûler! Je me suis toujours dit que Serge avait pris quelqu’un en plus dans la bagnole en se disant *«On verra bien ce qu’il se passera, ça peut donner quelque chose»*. Et ça exprime, encore une fois, ce côté protestant: quand il y a un espace de libre, il faut le remplir, avec quelqu’un qui va pouvoir… *(Il cherche ses mots.)* **SM** (opinant). Produire. **CB.** Voilà! Si dans la bagnole, il y a un type de plus pour produire, c’est très bien! ![movie_image_67_28491.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/fa935882-ed5a-4dfd-bbf8-deef30d45e62/large) ### **La Pax Americana** ##### **Après votre arrivée à Kaboul, le film débute avec la conférence de presse du très beau colonel Davis, porte-parole de l’armée américaine, qui n’a à l’évidence pas la moindre idée du pays où il se trouve. Comment étaient les Américains là-bas?** **PW.** Notre but, c’était de ne PAS passer beaucoup de temps avec les Américains. On les a vus, évidemment, mais la plupart des journalistes étaient «embedded» avec l’armée américaine et nous on voulait voir l’autre côté, celui des civils afghans. On voit dans le film une conférence de presse riche en langue de bois, et c’est très représentatif. D’ailleurs c’était une stratégie qu’avait mise en œuvre Serge, quand on voyait par exemple un programme des Nations unies «Go back to school», ils envoyaient des journalistes en bus visiter l’école idéale, et nous on allait en même temps par nos propres moyens montrer l’envers du décor. On a juste passé assez de temps avec eux pour voir qu’ils étaient complètement déconnés, déconnectés pardon, du pays. **SM.** Les troupes américaines en Afghanistan avaient le besoin de recréer là-bas le mode de vie de leurs casernes au Texas ou ailleurs: jeux vidéos pour zigouiller des ennemis sur l’écran, gym et basket. Ils étaient comme hors-sol, on a vite compris que pour voir le pays, il fallait s’en écarter le plus possible. D’ailleurs, dans notre périple tout autour du pays, on ne les a plus revus. Les paysans recommençaient à cultiver l’opium, les seigneurs de la guerre recommençaient à se battre entre eux, les pillards étaient à l’œuvre, les talibans recommençaient à recruter, et les troupes américaines et celles de la coalition internationale n’ont rien vu de ce qui se développait sous leur nez et qui allait, vingt ans plus tard, causer leur fuite précipitée… On aurait bien voulu embarquer le colonel Davis dans notre tour du pays, pour qu’il comprenne que le pays ne ressemblait pas à sa langue de bois! Paolo, tu te souviens, on s’est beaucoup disputé sur les Américains! Tu as grandi avec l’idée qu’ils ne pouvaient pas faire de bêtises, tu ne voulais pas du titre «American Chaos» pour notre livre! Et pourtant, ils ont tellement déconné… ![movie_image_67_20867.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/c0844913-4e55-4894-aff3-0a130bb64d60/large) **PW.** Je vois qu’on m’accuse de crimes inavouables! Non je n’étais pas atlantiste, j’ai grandi plutôt en Italie dans la haine de l’interventionnisme américain. *«Yankees go home»*, c’est la phrase qu’on entendait le plus dans les manifs. Ce qui est vrai, c’est que je suis allé en Afghanistan avant, en 1999, et j’ai vu la situation sous les talibans. Que leur départ a suscité énormément d’espoir, c’est un fait. Après, on a vu à quel point les Américains n’arrivaient pas du tout à gérer le pays, on est loin du plan Marshall en Europe à la Libération. C’était une envie de revanche pour le 11-Septembre, et une incapacité de comprendre, ou même imaginer, le pays. Même s’ils étaient impliqués depuis qu’ils avaient soutenu les moudjahidin contre les Soviétiques dans les années 1980. On l’a vu en Irak après, j’ai fait toute une série de photos de ces soldats américains qui jouaient à des jeux vidéos violents exactement de la même façon qu’ils tiraient sur des Arabes un peu plus tôt depuis leurs Humvees. ##### **Vous avez donc quitté Kaboul sans demander votre reste. Comment les Afghans en dehors de la capitale se comportaient avec trois clampins occidentaux qui viennent les voir sans avoir été invités? Qu'est-ce que vous avez compris du pays à ce moment-là?** **CB.** Ce qu’on découvre de l’Afghanistan quand on sort de Kaboul, c’est comme *La Belle au bois dormant*. C’est un pays qui a été endormi pendant vingt ans – pas vraiment endormi, il y a eu dix ans de guerre civile contre les Soviétiques, cinq ans de guerre civile épouvantable entre les chefs de guerre, et ensuite le joug taliban pendant cinq ans. Mais quand on arrive dans ces campagnes très reculées, c’est le printemps, les gens sortent de leur maison et ils ont envie de nous rencontrer. J’ai fait 6500 photos pendant ce voyage et y en a pas une que j’ai volée. Les gens venaient à notre rencontre pour raconter leur histoire. On travaillait 15 heures par jour parce qu’on écoutait leurs histoires. Ca faisait vingt ans que personne n’était allé les voir! C’est ce qui fait l’émerveillement de ce voyage: l’espoir renaît en Afghanistan, c’est comme un conte de fée. Y a des coquelicots rouges dans des vallées grandes comme la Vallée du Rhône, des crocus mauves sur les collines, et tout le monde sort: le bon, la brute et le truand, pour nous rencontrer. On arrive dans un village le soir, on se met sous la protection du chef, on lui demande si par hasard il aurait entendu parler de producteurs d’opium et il nous dit: *«Vous avez de la chance, je suis le plus grand producteur d’opium d’Afghanistan, demain je vous emmène voir nos champs!»* Et il nous fait visiter des vallées de pavot où les gens sourient et nous expliquent comment ils font. C’est comme un livre qui s’ouvre devant nous, sauf qu’au lieu d’avoir des mots, on a des gens qui parlent. Y a un côté extraordinaire, à ce moment-là en 2002. ![movie_image_67_96989-1909x1280.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/fd7bea23-faef-40c5-9e89-56659716015a/large) ##### **Et jamais d’autres journalistes en vue?** **CB.** Non, on est tous seuls: l’actualité c’est dans les grandes villes et à Kaboul, ailleurs y a personne. On pensait croiser plein de journalistes, quelques-uns nous ont suivis pendant quelques kilomètres, mais ils ont vite été rappelés à Kaboul par leurs rédactions. Et nous, grâce à Serge et Paolo, c’est leur grande qualité, on fonce dans cette immensité jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de carte et même plus de route. On s’arrête à chaque station service, chaque gargote, où les gens nous racontent leur vie. Notre seul travail c’est d’ouvrir notre diaphragme, pour Paolo et moi, et de prendre des notes sur son calepin, pour Serge. Personne n’a peur, tout le monde a envie de parler. **SM.** Claude, les stations service, sur 3000 km, il y en a eu qu’une! Le reste du temps, c’était des mecs avec des bidons d’essence au bord de la route. Mais c’est vrai que c’était un moment unique dans la vie du pays. Parfois on me dit *«Ah, tu étais reporter de guerre»*. Je corrige en disant que j’étais reporter d’après-guerre, parce que pendant la guerre, on voit rien et tout le monde dit des mensonges. Alors qu’après la guerre, comme en Afghanistan en 2002, tout est ouvert, on entre où on veut, même dans la gueule du loup. Bon, il y avait des petites guerres dans certaines vallées, mais ça tirait pas très fort, rien à voir avec le chaos dans lequel l’Afghanistan allait glisser ensuite, quand les talibans ont essayé de reprendre le pouvoir – et ont réussi. ### **La confection du film** ##### **Une dimension marquante du film, c’est évidemment la perte finale des bandes vidéos. Comment vit-on la disparition d’une telle somme? Ce doit être aussi violent que de perdre un journal intime.** **CB.** Alors non, parce que ça n’était pas une somme à mes yeux. La somme, c’était nos photos. Ça, c’était beaucoup plus précieux. Si je les avais perdues, ça aurait été une catastrophe. La perte de mes dizaines de cassettes, j’ai trouvé ça dommage, il y avait quelques scènes que je trouvais marrantes – surtout les engueulades –, mais je ne pensais pas qu’il y avait de quoi faire un film. C’est seulement quand je les ai retrouvées que j’ai pensé qu’il y avait peut-être la matière. De toute façon, moi je travaille toujours sur des vieilles images, donc je suis content d’avoir fait ce film 20 ans plus tard. ![Riverboom 2 ┬® 2023 INTERMEZZO FILMS, RTS RADIO TE╠üLE╠üVISION SUISSE.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/3f4d0c70-8342-4d07-9f2e-f5cf259aceaa/large "Serge Michel et Paolo Woods habillés à l'afghane pour passer un checkpoint.") ##### **Qu’est-ce que ces deux décennies d’attente ont apporté, ou non, au film? Avez-vous, tous les trois, des regrets sur ce qu’il aurait pu être 20 ans plus tôt?** **CB.** Non, on n’a pas de regrets. Les histoires, elles se mûrissent. Avant ce voyage, je me retrouvais souvent face à des gens avec énormément de bagout, face auxquels je n’avais rien à dire. Et quand on est rentrés d’Afghanistan, avec Paolo et Serge, on se retrouvait à des tables, et c’était parti! On avait des histoires à l’infini. On pouvait raconter des trucs incroyables, et parfois seulement à moitié parce que sinon les gens ne nous auraient pas crus! C’est un voyage qu’on a raconté des dizaines de fois, comme sur le zinc d’un buffet de gare, et à force, un jour, j’ai fini par être prêt à le raconter par l’image. Même si je ne l’étais pas tout à fait, parce que je ne savais toujours pas quel film je voulais faire quand j’ai commencé le montage. ##### **Quand on redécouvre toutes ces bandes, par quel côté attaque-t-on une telle montagne d’archives? Est-ce que Claude vous a prévenus de son projet, Serge et Paolo?** *(Serge et Paolo font non de la tête.)* **CB.** Mais parlez un petit peu, tous les deux! **SM.** Il nous a rien demandé. Il nous a seulement dit *«J’ai retrouvé les bandes. Ça vous va si je fais le film tout seul? Vous inquiétez pas, vous serez pas trop ridicules.»* **PW.** Au début, il nous a présenté ça comme un film sur nous. Serge et moi on était un peu inquiets tout de même, mais au bout de quatre ou cinq versions de montage, c’est vraiment devenu le film de Claude. Sa force, ça n’est pas Serge et moi, c’est son histoire personnelle. **SM.** On était d’abord les personnages principaux, et on est peu à peu devenu des figurants. **PW.** Et c’est très bien, c’est ça qui fait que ça fonctionne. On était beaucoup plus sceptiques face aux premières versions du film, Quand ça s’est recentré sur son histoire, avec nous simplement en toile de fond, c’est là que ça a pris tout son sens. ![Hallelujah chez le coiffeur.jpeg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/00149dc4-3b4b-401b-847c-0f4be9e8c4ed/large "Claude Baechtold chez un coiffeur afghan en 2002. ") ##### **Quelle a été la première séquence à avoir été montée, et à t’avoir donné la sensation d’avoir un potentiel film entre les mains?** **CB.** Ca a toujours été la scène d’engueulade dans la voiture. Elle dure une heure et demie, et je me disais qu’on pouvait faire un film uniquement avec elle, avec des micro-pauses, en y revenant en permanence. Avec ses moments d’accalmie, de reprise… Au début, ils pensent avoir dépensé un peu trop d’argent, puis beaucoup trop d’argent, puis ils se rendent compte que non seulement ils ont tout dépensé, mais qu’en plus ils ont des dettes! Moi je pensais que ça ferait un super film, mais les producteurs m’ont calmé. **SM.** Surtout, cette cassette d’engueulade, c’est la seule que tu avais gardée et que tu n’avais pas filée au mec qui était censé les numériser avant de toutes les perdre. ##### **L’idée de cette voix-off très caustique a été immédiate?** **CB.** Oui, parce que j’ai toujours raconté cette histoire comme ça. Avant de faire du cinéma, je faisais soirées diapos. Avec un micro et un bouton pour passer les images. C’est un super rythme, parce qu’il faut accrocher son auditoire d’emblée, avoir une pirouette pour la fin, ne pas être trop long… C’est un procédé que j’ai toujours adoré. Et puis la voix off permet de rattraper beaucoup de choses. On peut tout raccommoder au dernier moment. ![movie_image_67_43199.jpg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/67bb847c-c284-4e92-b8c0-fcddbf036538/large) ##### **Claude ne prend de gants avec aucun de vous, pas même avec lui. Il se présente comme un bavard insupportable, Paolo comme ayant un ego très fort, et Serge comme un leader borné qui ne prend absolument pas en considération les inquiétudes de ses amis. Claude, avez-vous toujours cherché à vous moquer de tout le monde?** **CB.** Oui, bien sûr. Au cinéma, les personnes parfaites ne sont pas intéressantes. On s’emmerde avec les gens parfaits. Il y a cette image d’Epinal des reporters de guerre comme des types qui n’ont peur de rien, qui sont là pour traquer la vérité, rendre la justice… Ils n’ont qu’une seule face. Moi j’aime bien montrer leurs failles, et surtout comprendre pourquoi ils sont là. Le fait que ces trois gars ne s’entendent pas m’a beaucoup servi pour le film. Ça me permettait de mettre les personnages au premier plan, et d’avoir l’Afghanistan en second plan. On apprend des choses sur le pays bien sûr, mais par la bande. Ce n’est pas un film sur l’Afghanistan. ##### **Vous abordez notamment un sujet tabou dans ce milieu, celui de la peur, que vous montrez frontalement, même sous couvert de dérision.** **CB.** J’avais très peu de séquences où Serge et Paolo avaient peur. Par miracle, j’ai filmé la scène où ils ont vraiment flippé, au passage du checkpoint *(tenu par les talibans, ndlr.)*, à la fin du film. Et encore, si je ne l’avais pas coupée comme je l’ai fait, on aurait vu que Paolo avait plus peur pour ses négatifs que pour lui-même. *«Est-ce que je laisse mes négatifs ici, au cas où on se fait assassiner, pour que mes photos survivent?!»* **SM.** Moi j’avais peur pour le téléphone satellite que *Le Temps* m’avait prêté, on l’avait planqué sous la banquette, dans une énorme valise. **PW.** On se serait fait tuer à cause de ce téléphone débile, alors que quelques jours avant, quand on en avait vraiment besoin, Serge, tu ne voulais pas qu’on l’utilise pour appeler du secours. **SM.** Mais on était en plein orage, il n’aurait jamais rien capté! **PW.** Ce que je trouve extraordinaire chez Claude, et rétrospectivement dans ce voyage, c’est qu'il n’était pas journaliste de guerre, pas réalisateur, pas photographe… Donc il était dans une position de pure innocence. Un peu comme les enfants qui pointent les gens du doigt en disant *«Pourquoi il est gros le monsieur?»*. Ils n’ont pas de filtre et disent les choses de la pire manière possible. Vraiment, je trouvais Claude insupportable! Il était tout ce que je n’aimais pas: un mec pas sûr de lui, qui doutait tout le temps, qui posait plein de questions déplacées, qui ne connaissait rien à rien, qui n’était pas admiratif de toute la mythologie du journaliste de guerre, donc pas admiratif de moi… J’avais honte quand à Kaboul on allait à des soirées avec d’autres journalistes, parce qu’on passait vraiment pour des baltringues, avec lui dans nos pattes qui demandait tout le temps si tel endroit était dangereux, qui montrait qu’il avait peur. Il faisait tomber le masque que nous enfilions. Il déconstruisait à chaque fois notre façon de voir les choses, de les raconter, et c’est la chose la plus saine qui soit. Avec Serge, nous cherchions justement à proposer des histoires et des photos à contre-courant de ce que faisait la presse à l’époque. Mais Claude élevait cet art du contre-pied à un niveau supérieur. C’est ça la grande leçon qu’il m’a apprise. Et la raison pour laquelle je ne l’ai pas tué! Ça a révolutionné ma façon de regarder, et c’est ensuite devenu le mantra de notre maison d’édition, Riverboom: regarder les choses différemment, éviter les clichés. La peur a une énorme part dans cette éthique, parce que quand tu as peur, tu es honnête, sans filtre. ##### **De fait, l’ancrage émotionnel du spectateur vient surtout de Paolo, dont on comprend l’agacement face à la tornade Claude.** **PW.** Ce qui est génial, c’est qu’il est tellement sincère que tu ne peux pas le détester pour ça. Au début, c’est insupportable, parce que tu crois que c’est une pose. Cette façon de s’extasier devant des carottes en plein milieu d’un bazar! Le premier réflexe c’est de lui foutre une claque! Mais quand tu te rends compte qu’il trouve ces carottes *vraiment* extraordinaires, au point de prendre du plaisir à les prendre en photo, ce qui était inconcevable pour moi, tu finis par te dire *«Ok, c’est un génie en fait, il est dans une autre dimension.»* **CB.** Mais quand je me vois à cette époque, je m’irrite beaucoup aussi! Je courais partout, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Tu attires l’attention, et les gens ont envie de te tirer dessus, tu deviens une proie. **SM** (hilare). Non seulement il courait, mais en plus il courait penché en avant, d’une façon tellement ridicule! **PW.** Son truc, c’était d’arrêter les gens, parce qu’il faisait des séries photographiques et qu’il voulait les faire tous poser de la même façon. (Se met à imiter Claude avec une voix suraiguë) *«Arrêtez-vous!!! Ne bougez plus!!! Mettez-vous là!!!»* Les gens comprenaient rien, ils flippaient. En plus il transpirait énormément. C’était très embarrassant. **CB.** Je suis d’accord… ##### **Finalement, est-ce que vous ne composez pas, à vous trois, le grand reporter idéal: consciencieux, inconscient et déconneur?** **PW.** Je ne pense pas qu’il existe. Le reporter tel qu’on l’imagine, il est plat. Ce que montre Claude avec son film, c’est qu’il y a tellement plus que deux dimensions. À l’époque, on était vraiment des amateurs. Le seul vrai pro, c’était Serge, mais lui aussi avec une méthodologie qui n’était pas celle des écoles de journalisme. **CB.** Moi j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur eux, sur cette base très solide. C’est plus facile de regarder à côté si les autres regardent la route. **SM.** Ce que ne montre pas complètement le film, c’est qu’on a vraiment bossé comme des fous. Le nombre de rendez-vous qu’on a enquillés avec des chefs de village, des chefs de guerre… **CB.** Un vrai truc de protestant, encore. On se repose jamais, on n’est jamais peinards, à boire du thé. Et même moi j’ai énormément bossé, parce que je filmais et photographiais en même temps. ##### **Qui êtes-vous devenus après ce voyage, et avez-vous tout de suite senti une transformation?** **CB.** Ah moi ça a totalement changé ma vie! Jusque-là, j’avais une vie très ennuyeuse, très sédentaire. Et tout d’un coup, j’avais une place. Faire des mises en page de livres, ça ne me donnait pas une place. Je me souviens d’une discussion avec Paolo à l’époque: on s’était demandés, dans le fond, quel était notre but dans la vie. Et on était arrivé à la même conclusion: *«On veut faire partie de la bonne équipe».* J’avais trouvé mon équipe, c’était dingue. Avant ce voyage, j’étais un peu largué. J’avais perdu mes parents, j’étais plus du tout en phase avec tous mes copains suisses… Et tout d’un coup, je découvrais deux mecs avec qui il suffisait d’appuyer sur un bouton et c’était une fusée qui décollait. On est repartis en Afghanistan, puis en Irak, en Chine… J’avais trouvé mon truc. Je ne m’emmerdais plus. Moi qui venais de ce monde *arty*, tout d’un coup, l’aventure était là. Elle était revenue, surtout. Serge et Paolo m’avaient lancé dans l’aventure. **SM.** On a fait à peu près 10 ans de bourlingues, et des bouquins ensemble. C’est moi qui ai un peu trahi cette équipe parfaite, en acceptant un job qui m’a fait passer de l’autre côté de la barrière, en cessant d’être le pigiste pour devenir le chef. J’ai d’abord été rédacteur en chef adjoint du *Temps*, puis directeur adjoint des rédactions du *Monde*, avant de cofonder *Heidi.news*. **PW.** Ça a tout changé pour moi aussi. J’ai continué la photo, mais ce voyage m’a ouvert à beaucoup d’autres écritures visuelles. Avec Serge et Claude, on a créé Riverboom, une maison d’édition très libre, une activité géniale, une vraie gymnastique d’idées. En parallèle, je suis devenu curateur d’un festival de photo en Italie, et, avec Serge, on a fondé la revue *Kometa*. 30 ans après, on continue de travailler tous les trois ensemble. Et ce film nous a encore plus rapprochés, il nous oblige à nous voir régulièrement. **À la fin du film, Claude dit que si un jour il a des enfants, il aimerait leur parler de cette aventure. Que leur avez-vous transmis de cette histoire incroyable? Avez-vous attendu le film pour leur en parler?** **CB.** Mes enfants sont les plus jeunes, donc je ne leur ai pas beaucoup parlé de l’Afghanistan. Par contre, ce qui est drôle, c’est que je suis le parrain du fils de Paolo, et qu’il n’est pas du tout comme son père: il est calme, extrêmement prudent… Je me suis rendu compte que je n’avais pas du tout transmis ma nature à mes enfants, qui sont comme Serge et Paolo, alors que le fils de Paolo est exactement comme j’étais. **PW.** Moi, je n’ai pas beaucoup raconté ces histoires aux miens, et le film a été une occasion extraordinaire. Ils ont adoré. **SM.** Ma fille a 20 ans, c’est la plus âgée des trois, parce que je suis celui qui a fait les choses le plus méthodiquement. Je lui ai filé mes bouquins, qu’elle n’a jamais lus, mais elle a vu le film, qu’elle a adoré. Mais elle pense qu’on est un peu tarés. *(Se tourne vers Claude.)* À ton avis, pourquoi elle ne veut pas venir avec moi en Ukraine la semaine prochaine? #### **Pour constater qu’elle avait raison, lire l’Exploration [«Mon deux-pièces cuisine en Ukraine»](https://www.heidi.news/explorations/mon-deux-pieces-cuisine-en-ukraine).**