Les nouveaux médicaments GLP-1 comme Ozempic et Mounjaro s’arrachent dans le monde entier, drainant des milliards dans leur sillage. Du côté de la pharma, on sue sang et eau pour suivre le rythme. Car ils appartiennent à une catégorie de molécules jusqu’ici produite au compte-gouttes: les peptides. Or, la Suisse fait figure de leader incontestable sur ce marché resté jusqu'ici dans l'ombre.
Novo Nordisk a vu sa valeur en bourse multipliée par cinq en six ans pour atteindre près de 600 milliards de dollars en 2023, ce qui en fait la première entreprise européenne et la quinzième au monde. Mais on ne peut pas tutoyer les sommets de valorisation boursière, s’approcher des géants de la tech comme Meta ou Amazon, sans s’exposer à quelques désagréments. Le laboratoire pharmaceutique en a fait la désagréable expérience, le 24 septembre 2024.
Ce jour-là, le CEO de Novo, Lars Fruergaard Jørgensen, s’est retrouvé face à une commission d’audition du Sénat américain. Sur le gril, comme avant lui Mark Zuckerberg (Meta/Facebook), Tim Cook (Apple) ou Sundar Pichai (Google). Cette fois, il ne s’agissait pas de haine en ligne, de fake news ou de protection des enfants sur les réseaux sociaux, mais d’un sujet largement aussi sensible aux Etats-Unis: le prix des médicaments.
Les nouveaux médicaments stars de Novo Nordisk que sont Ozempic et Wégovy, respectivement pour le diabète et l’obésité, sont vendus aux patients américains environ 1000 dollars par mois, contre 250 francs en Suisse. Outre-Atlantique, les patients ont le plus grand mal à trouver des assureurs qui acceptent de rembourser ces traitements à long terme. Pour y remédier, des élus comme le sénateur Bernie Sanders demandent à leur fabricant de baisser ses prix, qualifiés d’«outrageux».
Sentant peut-être arriver le vent du boulet, son concurrent américain Eli Lilly a pris les devants en août 2024. L’entreprise, qui produit des analogues de GLP-1 concurrents à ceux de Novo Nordisk, a divisé par deux le prix de vente du Zepbound, son principal médicament contre l’obésité, qui coûte désormais de l’ordre de 500 dollars par mois. Un geste d’une générosité… toute relative.
Car si elle a valu les louanges du président Joe Biden sur X (et sans doute permis d’éviter une convocation du Congrès), la baisse de prix communiquée en fanfares par Lilly est en partie cosmétique. Elle ne concerne que les deux dosages les plus faibles du médicament (ceux qu’on prend en début de traitement), sa version en flacon (et non en stylo injecteur) et uniquement les patients qui achètent le Zepbound de leur poche, directement sur le site de vente en ligne du laboratoire…
Pour expliquer de tels tarifs, on ne peut naturellement pas écarter l’avidité des entreprises pharmaceutiques. Mais c’est une autre raison qui explique que les pressions politiques aient pour l’heure eu un effet limité, tant sur Novo que sur Lilly: la pénurie. Et il se trouve qu’elle pourrait faire la bonne fortune de trois entreprises de la chimie, à la discrétion toute helvétique: Bachem, PolyPeptide et Cordent Pharma.
Ni Novo Nordisk ni Eli Lilly n’avaient en effet prévu le succès phénoménal des analogues de GLP-1, ni les capacités de production nécessaires pour répondre à cette demande. C’est ce qui aboutit aux pénuries, et à des situations cocasses. Connaissez-vous beaucoup d’entreprises qui se paient une campagne de publicité à la télévision pour dire aux consommateurs de ne pas acheter leurs produits?
C’est pourtant ce qu’a fait Eli Lilly à la veille de la cérémonie des Oscars 2024. Passant du tapis rouge et du crépitement des flashs des paparazzis à la vie ordinaire d’une femme dans le métro, un spot télévisé intitulé Big Night expliquait que si les analogues de GLP-1 font maigrir, ce n’est pas pour entrer dans une élégante tenue de soirée mais pour soigner des malades.
Certes, ce spot ne nommait pas les spécialités Mounjaro et Zepbound d’Eli Lilly, probablement pour éviter la longue litanie d’avertissements qui accompagnent les pubs pour des médicaments prescrits aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, l’industrie pharmaceutique est le deuxième annonceur publicitaire, derrière la grande distribution et devant l’électronique grand public et l’automobile.
Et ce n’est pas non plus comme si Lilly et Novo avaient hésité à promouvoir leurs produits sur le lucratif marché américain, le seul au monde où les labos sont libres de fixer leurs prix. En 2023, les dépenses publicitaires des deux entreprises pour leurs nouveaux coupe-faim aux Etats-Unis avaient ainsi dépassé 1 milliard de dollars, soit 15% des 7,6 milliards dépensés l’an dernier par le secteur pharmaceutique à cet effet. Mais ça, c’était avant le revirement des Oscars.
Le choix de la diffusion de ce spot publicitaire étonnant au moment des Oscars ne doit rien au hasard. Lors de la précédente édition, son Monsieur Loyal, l’animateur Jimmy Kimmel, plaisantait: «Quand je regarde cette salle, je peux pas m'empêcher de me poser des questions. Est-ce que l’Ozempic m’irait bien?» L’utilisation avouée ou non d’analogues de GLP-1 par des célébrités est un sujet sans fin de commentaires sur les réseaux sociaux.
Sur CNN, le CEO d’Eli Lilly David Ricks a livré son explication de la publicité contre-intuitive diffusée par son entreprise. «Nous avons un point de vue sur la manière dont ces médicaments sont utilisés actuellement. Ils ont été inventés pour des personnes souffrant d'un grave problème de santé, pas pour que des personnes célèbres aient un peu meilleure allure.»
C’est aussi ce que pensent la plupart des médecins spécialistes du diabète ou de l’obésité qui s’inquiètent des pénuries. Pour la Dre Lucie Favre, responsable de la consultation obésité du CHUV, les pénuries apparues à l’été 2023 viennent essentiellement de la facilité à prescrire ces médicaments par n’importe quel médecin à des patients qui veulent juste perdre quelques kilos. «Cela signifie que des patients diabétiques ou obèses doivent parfois interrompre leurs traitements», avertit-elle. La Société suisse d’endocrinologie a interpellé l’OFSP à ce sujet, sans succès pour l’instant.
Officiellement, Eli Lilly et Novo Nordisk expliquent ces pénuries par l’explosion de la demande. Lilly, qui a un site dédié à cette situation, évoque une «croissance extraordinaire». Novo Nordisk, qui dispose aussi de son site (mais uniquement pour le marché américain), explique: «Nous ferons de notre mieux pour soutenir ceux qui veulent commencer à prendre Wégovy, mais il est important de reconnaître que la demande globale continuera à dépasser l'offre.»
Faute de capacités de production, les deux géants limitent ainsi pour l’heure à quelques pays la distribution de leurs médicaments anti-obésité. Le Wégovy n’est commercialisé que dans une dizaine de pays (Suisse, Danemark, Allemagne, Islande, Norvège, Emirats arabes unis, Etats-Unis, Royaume-Uni et depuis peu Chine, Japon et Australie). Et le Zepbound, dans encore moins (Suisse, Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie et Chine).
Des pays où l’obésité est élevée, comme l’Arabie saoudite (38% de la population, selon la Fédération mondiale de l’obésité) ou le Brésil (29%), n’ont donc pas accès au Wégovy et au Zepbound. Faute de mieux, les médecins se rabattent souvent sur la version antidiabétique de la molécule, ce qui diffuse la pénurie à d’autres patients. On reste loin de pouvoir prendre en charge le milliard de personnes en situation d’obésité dans le monde, sans parler du milliard et demi supplémentaire de personnes en simple surpoids.
La demande hors norme est une dimension du problème, mais il y en a une autre, qui tient à l’offre et au savoir-faire industriel. Les analogues de GLP-1 sont des peptides, qui sont plus complexes et plus chères à produire que les petites molécules chimiques ou les autres molécules biologiques comme les anticorps. Restés une niche pharmaceutique jusqu’à il y a peu, ces peptides n’avaient jamais été produits aux échelles requises pour Ozempic et consorts.
Et c’est là que trois fleurons suisses de la chimie des peptides ont une carte maîtresse à jouer.
Face à la pénurie, tant Novo que Lilly investissent massivement. Nous avons vu comment l’entreprise danoise déploie de l’ordre de 8 milliards de francs en cinq ans sur son site historique de Kalundborg au Danemark. S’y ajoutent plus de deux milliards de francs pour doubler la taille de son usine de Chartres (France), 3,5 milliards pour celle de Clayton (Caroline du Nord), ainsi qu’un demi-milliard pour son site chinois. Le rachat du sous-traitant Catalent et de ses nombreuses usines par la fondation Novo Nordisk en février 2024 est aussi à mettre sur cette ardoise, qui atteint dès lors quelque 30 milliards.
Eli Lilly n’est pas en reste, avec quasiment 20 milliards de dollars d’investissements annoncés depuis 2020 pour agrandir ou construire sept usines en Indiana, en Caroline du Nord, en Allemagne et en Irlande. L’entreprise américaine a aussi racheté l’usine d’un sous-traitant, Nexus Pharmaceuticals. Mais ces nouvelles usines, qui ne commenceront pas à produire au mieux avant 2027, pourraient s’avérer insuffisantes.
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