Notre journaliste revient d'une conférence scientifique où, devant la machine à café, les participants ont abordé un sujet explosif. La Suisse accueille 4000 étudiants et chercheurs chinois dans ses universités, dans le cadre d’une relation avec Pékin traditionnellement étroite. Mais ces dernières années, une défiance est apparue, sur fond de soupçons d'espionnage et d'usage militaire des recherches. Le temps de la naïveté semble terminé.

Les pauses-café des conférences scientifiques sont souvent l’occasion d’entendre ce qu’on ne dit pas à la tribune. Début septembre, la journée de réflexion organisée par l’Académie suisse des sciences techniques à Thoune, dans l’Oberland bernois, ne faisait pas exception.

A la machine à café, plusieurs chercheurs exprimaient leurs inquiétudes de voir les relations se durcir entre les universités suisses et chinoises. L’un deux évoquait même l’existence d’une liste noire d'instituts de l'Empire du Milieu, dont les étudiants ne seraient plus les bienvenus dans une grande institution des bords du lac de Zurich. Il était question d'espionnage et de recherches pouvant servir à des fins militaires.

## Une relation spéciale Diable! Jusqu’ici, on en était resté à l’impression d’une lune de miel entre les universités suisses et leurs étudiants chinois – de plus en plus brillants, il faut bien le dire. Les accords universitaires entre Berne et Pékin s’étaient multipliés à mesure que la recherche montait en gamme dans la République populaire, comme le soulignent tant la qualité croissante des [publications scientifiques](https://issues.org/what-do-chinas-scientific-ambitions-mean-for-science-and-the-world/) que les [classements internationaux des institutions académiques](https://theconversation.com/chinas-universities-just-grabbed-6-of-the-top-10-spots-in-one-worldwide-science-ranking-without-changing-a-thing-222956). Le Fonds national suisse (FNS) est allé jusqu’à créer un programme dédié à la Chine, la [Sino-Swiss Science and Technology Cooperation](https://www.snf.ch/de/uFVQpBCWSS0IITqo/foerderung/programme/bilaterale-programme-sino). En mai 2022, [l’enquête «China Science Investigation»](https://www.ftm.eu/chinascienceinvestigation-methodology), signée par un consortium de médias européen comprenant entre autres *[Correctiv](https://www.heidi.news/explorations/on-a-trouve-des-journalistes-heureux/ce-media-d-investigation-qui-a-jete-des-millions-d-allemands-dans-la-rue)* et la *NZZ*, recensait 350’000 collaborations de recherche établies entre des universités européennes et chinoises depuis l’an 2000. Elle en dénombrait 34’000 pour la Suisse, qui pèse ainsi à elle seule 10% des accords de recherche sino-européens. D’une certaine manière, ces échanges scientifiques et universitaires sont le reflet des échanges commerciaux croissants entre les deux pays, entérinés par un accord bilatéral de libre-échange entré en vigueur en 2014. La Suisse est un des rares pays au monde à dégager un excédent commercial avec la Chine, qui s’élevait à 22 milliards de francs en 2022 (grâce surtout aux exportations d’or, sans quoi la balance serait légèrement déficitaire pour Berne). Après la visite du conseiller fédéral Guy Parmelin à Pékin en juillet dernier, les négociations pour le renouvellement de cet accord paraissent donc stratégiques. ## Pas de listes noires, mais… Est-ce ce qui explique la prudence des universités suisses contactées pour tenter de savoir ce qui n’irait plus avec certains étudiants ou chercheurs chinois? La première réponse est invariablement un très officiel «tout va bien». Corine Feuz, porte-parole de l’EPFL, indique qu’«il n’y a aucune liste noire d’universités dont les étudiants ne seraient plus les bienvenus». A l’EPFZ, son alter ego Markus Gross renvoie le même son de cloche. De fait, quand on regarde les données d’admission de ces deux institutions leaders, on constate que le nombre d’étudiants chinois n’a pas cessé d’augmenter. De 2010 à 2023, il est passé de 139 à 598 à l’EPFL et de 271 à 1362 à l’EPFZ. Au total, on dénombre aux alentours de 4000 étudiants chinois dans les universités suisses actuellement. Et pourtant, les indices d'une crise se multiplient. En décembre 2022, *[20 Minutes](https://www.20min.ch/fr/story/par-crainte-despionnage-lepfz-renonce-aux-etudiants-chinois-779418192578)* rapporte ainsi que *«l’EPFZ renonce aux étudiants chinois»* et que les *«hautes écoles suisses refusent des candidats et coopèrent avec le service de renseignement de la Confédération*». Un an plus tard, *[24 Heures](https://www.24heures.ch/soupcons-despionnage-chinois-a-lunil-des-chinois-attirent-lattention-de-la-police-609285724369)* note qu’à l’Université de Lausanne, *«des Chinois attirent l’attention de la police»*. ## Espionnage industriel Dans [l’article où elle expose les résultats de l’enquête «China Science Investigation»](https://www.nzz.ch/schweiz/chinas-armeeforscher-an-der-eth-wie-riskant-ist-das-ld.1682850), la *NZZ* met le doigt sur le nœud du problème: les collaborations de recherche avec des universités militaires chinoises. Sur la période de 2000 à 2002, on dénombre 87 partenariats de ce type entre la Suisse et la Chine. Le quotidien zurichois a aussi posé la question des risques de ces collaborations de recherche avec la Chine au Service de renseignement de la Confédération (SRC). La réponse s’avère étonnamment claire: *«Dans la perspective d'un transfert illégal de connaissances, le SRC considère la recherche appliquée dans les domaines techniques et scientifiques comme particulièrement critique.»* On parle donc bien d’espionnage industriel via les universités. Dans le cadre de son programme de prévention Prophylax, le SRC gère d’ailleurs depuis 2013 un module Technopol qui s'adresse spécialement aux universités, aux hautes écoles et aux instituts de recherche. Fin 2022, le SRC a publié une [brochure](https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/75208.pdf) décrivant les instruments pour lutter contre l'espionnage en milieu académique. ## Les humanités gênent aux entournures Si les craintes se focalisent sur des domaines technologiques comme l’informatique quantique, l’intelligence artificielle ou l’électronique, la crispation est aussi perceptible dans le champ des sciences humaines. Mais cette fois, les réticences sont du côté de Pékin. En témoigne le cas de Daniel Stoecklin, professeur associé de sociologie au Centre interfacultaire en droits de l'enfant ([CIDE](https://www.unige.ch/cide/fr/)) de l’Université de Genève. Joint par *Heidi.news*, il explique: *«Les recherches en sciences sociales en Chine deviennent de plus en plus problématiques, qui plus est pour les chercheurs étrangers. Tout dépend du degré estimé par les autorités chinoises de la "sensibilité" du thème sur lequel porte la recherche. La mienne portait sur les "enfants en situations de rue" placés en institution. Cette recherche, soutenue par le FNS, entendait comparer la situation au Brésil avec celle de la Chine, qui m’a refusé l’accès à ses institutions.»* Daniel Stoecklin souligne le changement d’attitude des autorités chinoises. *«Ma thèse de doctorat, terminée en 1998, portait déjà sur cette thématique. Jusqu'en 2016, il m'était encore possible d'en parler en Chine, lors des séminaires de formation en droits de l'enfant que j'ai organisés entre 2006 et 2016 pour le compte de l'Institut international des droits de l'enfant. Cela n'est plus possible aujourd'hui et les chercheurs chinois sont eux aussi "encouragés" à regarder ailleurs...»* ## Des guides comme s’il en pleuvait Face à cette situation, le Secrétariat d'État à la formation, à la recherche et à l'innovation (Sefri) préfère rester prudent: *«les hautes écoles suisses décident en toute autonomie si et à quelles conditions elles acceptent quels étudiants étrangers et si elles établissent ou maintiennent des coopérations avec des institutions étrangères (y compris chinoises). Ce n'est pas à la Confédération de tenir une quelconque “liste noire” ou d'inciter les institutions suisses d'enseignement supérieur et de recherche à tenir de telles listes.»* Le Sefri observe cependant que la Conférence des recteurs Swissuniversities a publié en mai 2022 [un guide «pour une collaboration internationale responsable»](https://www.swissuniversities.ch/fileadmin/swissuniversities/Dokumente/Internationales/Guide_Towards_responsible_international_collaborations2.pdf) à l’intention des hautes écoles suisses. A l’EPFZ, Markus Gros explique aussi que: *«La sensibilisation à l'espionnage s'est considérablement accrue au sein de l'EPF ces dernières années. L'école a systématisé et étendu considérablement [ses règles](https://ethz.ch/staffnet/en/finance-and-controlling/compliance.html) de conformité et sa formation, notamment dans les domaines du transfert de technologie, du contrôle des exportations, de la sécurité de l'information, de l'intégrité scientifique et de la protection des données. L'EPF Zurich a créé en 2017 un bureau dédié pour conseiller les chercheurs sur la bonne manière de traiter les réglementations applicables.»* Officiellement, ces règles ne concernent pas que la Chine. Mais personne n’est dupe. *«Si la Chine n’est pas explicitement nommée dans le guide de Swissuniversities, elle est quand même visée»*, relève Gérald Béroud, spécialiste des relations entre la Suisse et la Chine depuis plus de 25 ans et responsable du site [SinOptic.ch](https://www.sinoptic.ch/). Markus Gros note que *«l'évolution de la situation en Chine crée de nouveaux obstacles à la coopération»*. L’Empire du milieu s’est ainsi récemment doté d’un nouvel arsenal juridique sur la protection des informations personnelles et la sécurité des données, a musclé sa propre législation anti-espionnage et mis en place un nouveau régime de contrôle des exportations. Conséquence, selon le porte-parole de l’EPFZ: *«Les chercheurs suisses doivent examiner encore plus attentivement les risques liés au lancement de projets communs avec des scientifiques chinois. Les derniers développements concernent également l'échange de connaissances dans des domaines tels que la physique quantique, la robotique, la sécurité de l'information ou l'intelligence artificielle, afin d'éviter le risque d'un contournement involontaire des sanctions suisses contre la Russie lors de la collaboration avec la Chine.»* ## Vers un nouvel équilibre Pour Gérald Béroud, l’évolution des universités suisses vis-à-vis des étudiants et des chercheurs chinois est à replacer dans le contexte plus général d’*«une crispation bilatérale dans des domaines délicats»*. Il en veut pour preuve *«l’interruption pendant quatre ans des visites de conseillers fédéraux»* alors que les mêmes *«se bousculaient pour aller en Chine»* avant le Covid. Certes, des signes existent aussi qui montrent que la Suisse reste attachée à sa relation spéciale avec Pékin. L’accueil à l’aéroport de Zurich du premier ministre chinois Li Qiang par la présidente de la Confédération Viola Amherd – une première, selon Gérald Béroud – et sa visite à Berne avant la conférence de Davos en janvier 2024 en font partie. De même que la visite en Chine de Guy Parmelin en juillet dernier. Mais le temps de la coopération sans arrière-pensée semble révolu pour la Suisse. Comme dans le reste de l’Occident. Aux Etats-Unis, un [rapport](https://www.nytimes.com/2024/09/23/us/politics/us-china-research-military.html) récent du Congrès avance que la Chine a exploité ses liens avec les universités américaines pour faire avancer ses technologies militaires. En Europe, un nouveau [rapport](https://sciencebusiness.net/news/r-d-funding/universities-warned-china-using-deception-hide-military-links) indique que les universités civiles chinoises masquent délibérément leurs relations avec la sphère militaire. Dans les milieux académiques, la ligne de crête entre naïveté et paranoïa s’est faite plus étroite. Si l’économie suisse a besoin des débouchés chinois, la Chine actuellement en crise a aussi besoin des investissements suisses, et ses chercheurs de maintenir leur accès à leurs pairs helvétiques. Diverses collaborations ont ainsi donné des résultats qui profitent à Pékin, que ce soit dans la lutte [contre le commerce illégal](https://www.nature.com/articles/s41893-023-01158-w) de produits chimiques ou la [chirurgie à distance](https://ethz.ch/en/news-and-events/eth-news/news/2024/08/press-release-operating-from-9300-km-away.html). Même la puissante Chine et son président à vie ne peuvent se soustraire au fait que la recherche efficace est une entreprise par nature internationale.