Dans son ancienne école à Lviv, les élève vénèrent encore le baryton Wassyl Slipak, devenu chanteur d'opéra à Paris avant de tomber au combat sous les balles d'un sniper russe. Ses proches nous relatent l'enfance «boueuse et heureuse» d'un patriote en herbe, qui chantait l'hymne ukrainien au temps des Soviets.
Nella Ivanovna vient à ma rencontre. Elle a été professeure principale de Wassyl, dans sa ville natale de Lviv. Je ne sais pas si, à l’époque, elle avait déjà cet incroyable chignon aérien et ces lunettes qui dansent au bout d’une chaîne, mais quel look, elle en jette. Je peine à la suivre dans le dédale des couloirs. Des enfants et des ados crient et courent à tous les étages – l’école accueille un millier d’élèves de 6 à 18 ans. Elle m’assure qu’à l’époque, ils étaient près du double. C’est la pause du matin, ils vont s’acheter des petits sandwichs à la cafétéria.
Nella Ivanovna a deux surprises pour moi: le petit musée Wassyl Slipak au 3e étage et un exposé préparé par de bons élèves. Je découvre des photos de Wassyl enfant. Ici, il est déguisé en cosaque, là en costume traditionnel pour le Vertep – un petit théâtre de Noël typiquement ukrainien. L’enseignante m’explique que cette école, créée en 1974 (qui est aussi la date de naissance du petit Wassyl), était «nationale»: ils faisaient leur possible pour perpétuer les traditions culturelles et religieuses ukrainiennes, même si sous le régime soviétique, c’était interdit. On donnait ainsi à apprendre des œuvres de Taras Chevtchenko, ce poète et peintre du 19e siècle, symbole de la résistance ukrainienne à l’oppresseur russe.
Je repense au nombre de fois où l’on m’a dit, avec un regard entendu, que Wassyl Slipak était «un gars de l’Ouest». Comprendre: un Ukrainien qui, plus que dans d’autres régions du pays, a été élevé dans l’amour de la culture et des traditions nationales, bref dans le patriotisme. On dit souvent que dans cette partie de l’Ukraine, plus proche de l’Europe occidentale, l’influence soviétique était moins forte.
La cloche a sonné. Nous poursuivons la visite du petit musée. Il y a un buste en bronze de Wassyl et trois vitrines où l’on trouve, entre autres, son passe Navigo. A Paris, le héros prenait donc le métro. Relique improbable. Dans mon sac, j’ai le même. Restés debout dans le couloir, six élèves intimidés entament leur exposé en anglais: enfance patriotique, soliste à l’Opéra de Paris, engagement humanitaire pendant la révolution de la Dignité (ou révolution de Maïdan, en 2014), puis la guerre. Chaque année, des élèves de l’établissement se rendent sur la tombe de Wassyl pour lui rendre hommage. Nella Ivanovna m’explique avec précision comment la trouver dans l’immense cimetière de la ville.
Elle a bien envie de parler de Wassyl également, elle l’a si souvent fait dans les médias depuis sa mort, mais à moi elle dit seulement:
Bon. On se rend en pèlerinage dans trois salles de classe où il a été assis. A chaque fois, elle me montre sa place et fait lever l’enfant qui l’occupe aujourd’hui. Tout le monde est un peu gêné, sauf Nella. Ah si, un souvenir finit par lui revenir. Une fois, Wassyl portait un pin’s de Staline et il l’a volontairement mis à l’envers.
S’il avait une barbe, il rirait sans doute dedans, mais il n’a ni barbe ni cheveux. Orest Slipak, le frère de Wassyl, s’amuse de toutes ces petites histoires, parfois vraies, souvent pas, autour de son héros de frère. Lui aussi a été élève dans cette école et il voit très bien qui est Mme Ivanovna. Il me confirme d’ailleurs qu’elle a toujours eu ce chignon vaporeux.
Je m’étais promis d’appeler Orest dès que mon voyage en Ukraine serait confirmé: je me devais de prendre rendez-vous en bonne et due forme avec lui, le grand frère au nom de tragédie antique. Cela faisait plus de quatre ans que j’interviewais des personnes dans l’entourage français de Wassyl, et toutes ou presque m’avaient parlé d’Orest, de ses voyages en France, de leur relation forte. Je me réjouissais de le rencontrer enfin. Au téléphone, il m’a d’emblée dit quelque chose du style: «ça n’est pas trop tôt!». Ce en quoi il avait raison. Il avait entendu parler de cette journaliste française qui n’avait jamais connu son frère mais poursuivait opiniâtrement son souvenir. Très vite dans la conversation, il m’apprend qu’il ne sera pas là pour m’accueillir en Ukraine, il a fui la guerre et s’est réfugié à Anvers. Dans ma tête, bruit de verre cassé. En Belgique? Depuis des mois, Orest Slipak était beaucoup plus accessible que je ne le croyais.
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Plus tard, dans de jolies rues tranquilles et flamandes, Orest va me raconter son enfance très libre. Il a six ans de plus que Wassyl et s’occupe beaucoup de lui. Leurs parents travaillent comme ingénieurs chimistes dans une usine de fabrication de verre – et pas dans une usine de bus comme on le lit souvent, sans doute parce que cela fait plus ouvrier –, les horaires sont lourds, ils n’ont qu’un seul jour de congé par semaine. L’Etat a attribué à la famille un petit appartement de 27 mètres carrés. Ils ne sont ni pauvres ni aisés. Comme leurs voisins. Orest amène Wassyl à l’école, le récupère et surtout, il l’embarque dans toutes ses expéditions.