La journaliste Laurence Ferrari et le violoniste Renaud Capuçon ont réussi à conquérir à la fois l’extrême droite et la Macronie, à séduire Vincent Bolloré comme Bernard Arnault, et se sont rencontrés à un dîner de Michel Barnier. Grâce à leurs leviers politiques et économiques, ils concentrent un pouvoir médiatique et culturel inédit, en France et en Suisse. Un système que nous nous proposons d’éclairer au fil de cette Exploration.
C’est un rituel: chaque jour, sur CNews, «L’Heure des pros» réunit des éditorialistes français pour faire la promotion des valeurs d’extrême droite. Détenu par Vincent Bolloré, CNews est devenu la chaîne d’info en continu la plus regardée de l’Hexagone. Mais en ce vendredi 16 février 2024, le présentateur de l’émission phare de la chaîne, Pascal Praud, ne débat pas d’immigration, de féminisme ou d’écologie, ses cibles favorites: il reçoit pendant près de trente minutes un musicien classique! Et pas n’importe lequel: Renaud Capuçon, interviewé par un animateur en état de grâce. «Ca fait rêver, quelqu’un qui joue du violon», philosophe-t-il, des étoiles dans les yeux.
Capuçon sort même son violon à 10 millions d’euros sur le plateau des studios. Rien n’est trop beau pour la promotion de son dernier album.
Si l’émission accueille un artiste de musique classique, ce n’est sans doute pas un hasard. Le violoniste n’est autre que le mari de Laurence Ferrari, animatrice star de CNews, qui chaque jour y présente l’émission «Punchline». La journaliste est l’une des égéries de Vincent Bolloré, qui lui a aussi confié la rédaction en chef politique de Paris Match. Après la vente du magazine à Bernard Arnault, il a fallu trouver un nouveau poste à Laurence Ferrari: elle prendra la présidence de la marque «Journal du Dimanche», laquelle regroupe le JDD (qui a fait 40 jours de grève en 2023 pour tenter de sauver sa ligne éditoriale modérée) et le futur hebdomadaire JD News.
La journaliste de 58 ans, ancienne présentatrice du journal de 20 heures de TF1, est ainsi devenue une figure centrale dans la stratégie politico-médiatique du milliardaire breton soutenant l’extrême droite: «Le sourire de Laurence Ferrari illustre 20 ans d’évolution des médias», observe l’historien des médias Alexis Lévrier*. «Au départ, c’était le sourire bienveillant, empathique de la présentatrice du 20 heures. Il était alors impossible de savoir ce qu’elle pensait. Aujourd’hui, sur CNews, son sourire valide les obsessions identitaires de Bolloré: il acquiesce aux imprécations des invités contre l’immigration mais devient agressif avec les représentants de gauche et du centre. Cette figure de la normalité est devenue un outil de propagande»*, estime-t-il, avant de s’interroger: «son positionnement d’extrême droite est-il sincère ou rémunéré? A-t-elle toujours pensé comme cela ou fait-elle simplement plaisir à son patron?»
Le 10 mars 2024, Renaud Capuçon s’est produit à l’Olympia, à Paris, salle mythique devenue propriété de Vincent Bolloré. L’état-major du groupe était présent: Arnaud de Puyfontaine, président de Vivendi, Yannick Bolloré, PDG d’Havas et fils de Vincent, ainsi que Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal+. Pour Alexis Lévrier, «Capuçon apporte une caution culturelle. C’est une forme de revanche pour Bolloré, qui a mal vécu d’être autrefois rejeté par le milieu culturel parisien (le milliardaire venant de Bretagne, ndlr.). Il défie désormais ce monde qui ne voulait pas de lui».
Au-delà des médias «maison», Laurence Ferrari, dont un de nos prochains épisodes détaillera le parcours, accompagne la stratégie d’image de Renaud Capuçon. Connaissant parfaitement les mécanismes de l’audiovisuel, elle est la spin doctor idéale. Dans son livre Mouvement perpétuel (Flammarion, 2020), Renaud Capuçon le reconnaît lui-même: «Elle est mon guide dans chaque décision à prendre». Avec succès: il est devenu le musicien le plus influent de France. En plus de sa carrière de concertiste, il cumule les postes institutionnels (directeur du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, des Rencontres musicales d’Evian) et les responsabilités d’entrepreneur privé (fondateur des sociétés Beau Soir Productions, RC Prod…).
A cela s’ajoute la Suisse, sa nouvelle terre d’élection. Il y dirige l’Orchestre de chambre de Lausanne et le festival des Sommets musicaux de Gstaad, enseigne à la Haute école de musique de Lausanne. Une présence très importante (nous raconterons dans un prochain épisode comment le violoniste a pris pied en Suisse), même s’il vient de quitter la direction artistique de l’Académie Menuhin de Rolle, comme le révèle une enquête du Temps parallèle à celle-ci. Nous y reviendrons également: le cas Renaud Capuçon est un exemple unique, dans le secteur de la musique classique, de concentration verticale (il additionne les fonctions de musicien, enseignant, directeur artistique, producteur, agent) et horizontale (il cumule la direction de plusieurs structures en France et en Suisse).
«Il a réussi à éclipser tous les autres violonistes français», glisse un observateur du secteur musical qui souhaite garder l’anonymat – une demande récurrente. Une dizaine de sources estiment que la moindre critique du système Capuçon peut valoir une mise au ban. «Je suis l’un des musiciens qui soutient le plus les jeunes musiciens et j’invite beaucoup de violonistes dans les festivals dont j’ai la direction artistique depuis plus de 25 ans», nous répond Renaud Capuçon, lorsqu’on lui pose la question.
Si Ferrari a accompagné la carrière de Capuçon, l’inverse est également vrai. L’image est encore dans les mémoires: le 8 juin 2024, Laurence Ferrari accède au dîner d’Etat organisé par Emmanuel Macron en l’honneur du président américain Joe Biden et de son épouse Jill. Que lui a valu cet honneur, alors que quelques mois plus tôt, elle profitait d’une conférence de presse pour adresser au président français dans la pure ligne bolloréenne? La réponse est: la grâce de son mari. Le violoniste joue ce soir-là avec son frère Gautier, violoncelliste. La musique se révèle un soft power redoutable.
Renaud Capuçon est un habitué des cérémonies officielles. Entrepreneur à succès, bon communicant, il a tout pour être le musicien privilégié de la Macronie. Selon nos informations, il échange d’ailleurs régulièrement des messages avec le président («Je corresponds avec lui de façon ponctuelle», nuance-t-il). Jusqu’à tenter d’influencer les nominations dans le milieu musical, au risque d’agacer. «Il voulait imposer son candidat à la Philharmonie de Paris, l’Autrichien Stephan Gehmacher (directeur général de la Philharmonie du Luxembourg, ndlr.), se souvient un proche du président français. Mais Emmanuel Macron a nommé Olivier Mantei, qui n’était pas le candidat de Renaud.»
Il n’empêche: Renaud Capuçon a su nouer de bons contacts avec les membres de l’exécutif, avant comme après la dissolution surprise de l’Assemblée nationale française en juillet 2024. Bruno Le Maire, le ministre de l’économie démissionnaire, était présent au fameux concert de l’Olympia en mars dernier.
Quant au changement de gouvernement consécutif aux législatives anticipées de l’été 2024, il ne ne devrait pas être un obstacle insurmontable: c’est à un dîner organisé par Michel Barnier en 2008, alors ministre de l’Agriculture et savoyard comme eux, que Renaud Capuçon et Laurence Ferrari ont fait connaissance avant de se marier l’année suivante.
Entre le centre droit et l’extrême droite, le couple Ferrari-Capuçon doit surfer sur une ligne de crête. Habitué aux Alpes, le couple en connaît les dangers. Sur les réseaux sociaux, Renaud Capuçon est toujours prompt à intervenir sur quantité de sujets, de la crise sanitaire à l’incendie de Notre-Dame de Paris. Il s’est montré en revanche étonnamment silencieux lors des dernières élections législatives en France, alors que plusieurs de ses collègues appelaient à faire barrage contre le Rassemblement national. «Je suis libre de penser ce que je veux et je ne souhaite pas partager mes idées politiques, nous répond Renaud Capuçon. Je suis musicien, je suis chrétien et je suis attaché à des valeurs qui m’ont été transmises par mes parents. Je suis totalement en désaccord avec les idées des extrêmes.».
La journaliste et le musicien parviennent aussi à capter le sommet de l’élite économique, comme aucun autre acteur culturel. Pour la présentation en mai à Paris du fonds de dotation pour les jeunes musiciens, lancé par Capuçon et soutenu par Ferrari, plusieurs figures des multinationales françaises ont fait le déplacement: Laurent Sacchi, secrétaire général de Danone, Hélène Mercier, épouse de Bernard Arnault et son fils, Frédéric Arnault, PDG de la division montres du groupe LVMH.
Si Laurence Ferrari s’est attirée les grâces de Vincent Bolloré, Renaud Capuçon semble quant à lui courtiser Bernard Arnault, un des hommes les plus riches du monde. La pianiste Hélène Mercier, épouse du patron du groupe LVMH, est ainsi régulièrement programmée dans les festivals dont s’occupe le violoniste, que ce soit à Aix-en-Provence ou aux Sommets musicaux de Gstaad. En janvier dernier, ils ont ainsi joué ensemble le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen dans la station bernoise. D’où l’importance de concentrer les casquettes de programmateur et de musicien. «Je connais Hélène Mercier depuis plus de vingt ans, c’est une amie, et c’est toujours un grand plaisir de jouer avec elle», balaie Renaud Capuçon.
Le couple bénéficie en tout cas du pacte de non-agression entre Bernard Arnault et Vincent Bolloré. Lequel- s’est manifesté à plusieurs reprises. En mars 2023, le directeur de la rédaction des Echos, Nicolas Barré, aurait été démis de ses fonctions après la parution dans son journal (propriété d’Arnault) d’une critique élogieuse du livre d’Erik Orsenna, Histoire d’un ogre, qui dénonce sans le nommer Vincent Bolloré. Les marques de LVMH ont aussi été les premières à acheter de la publicité dans Le Journal du Dimanche, après son rachat à l’été 2023 par Vincent Bolloré.
Ces temps, le violoniste s’investit cœur et âme autour d’un projet de construction d’une salle de concert à Evian, qui doit ouvrir l’année prochaine. Baptisé La Source Vive, ce lieu est financé par la milliardaire Aline Foriel-Destezet, mécène bien connue du monde de la musique classique et veuve du fondateur du géant de l’intérim Adecco.
C’est sur le yacht de la milliardaire, joliment appelé «Tosca», que Laurence Ferrari et Renaud Capuçon – qui ne souhaite faire aucun commentaire à ce sujet – ont récemment passé leurs vacances. C’est aussi grâce au soutien d’Aline Foriel-Destezet que les deux tourtereaux ont pu donner un concert ensemble à l’été 2024, au Festival des nuits du Château de la Moutte à Saint-Tropez. Dans ce programme dédié à Brahms, Renaud jouait du violon et Laurence lisait des lettres du compositeur.
Le programme de La Source Vive n’a pas encore été dévoilé, mais le site internet l’assure: il s’agit d’un «objet architectural unique au service d’un grand projet musical». La Source vive est aussi le nom d’un livre à succès d’Ayn Rand, la romancière préférée de Donald Trump et des libertariens de droite, qui entend par là célébrer «l’égoïsme rationnel», seul code moral qui vaille à ses yeux. Sans doute est-ce un hasard.
Cette enquête de Heidi.news a été soutenue par Journafonds, structure suisse qui vise à stimuler les projets d’enquête et de reportage sur des sujets d’intérêt public.