A 1h30 de Copenhague, sur l’île danoise de Seeland, la petite cité médiévale de Kalundborg vit un deuxième âge d’or. Non loin de son église à cinq tours, trône un autre symbole: l’usine en pleine extension de Novo Nordisk, fleuron danois de la pharma, où sont notamment fabriqués l’Ozempic et le Wegovy. Face au succès sidérant de ces médicaments qui engrangent des milliards, les ouvriers affluent par milliers et les couronnes ruissellent.
Martin Damm a un problème que beaucoup de maires rêveraient d’avoir: il ne sait plus quoi faire de ses rentrées fiscales. Dans son bureau de l’hôtel de ville de Kalundborg, petite ville portuaire danoise à 1h30 de Copenhague, l’édile s’épanche. «Nous avons diminué les impôts municipaux six fois au cours des dix dernières années. Notre niveau d’endettement est le plus faible de la région. Il nous est difficile d’investir plus car il y a un plafond légal au Danemark. Et nous l’avons atteint.»
Les raisons de la bonne santé insolente de cette bourgade de 17’000 âmes, fondée en 1167 par un croisé danois, se résument en un mot: Novo Nordisk. Le géant pharmaceutique danois est le pionnier mondial des analogues de GLP-1, ces médicaments en train de révolutionner la prise en charge du diabète et de l’obésité. C’est là, en face du bureau de Martin Damm, qu’est fabriqué pour le monde entier le principe actif des deux blockbusters de Novo que sont l’Ozempic et le Wegovy, invraisemblable corne d’abondance qui rapporte des milliards au laboratoire. ## Des recettes multipliées par dix Quand on lui demande des détails, Martin Damm, pourtant ancien officier de marine, a du mal à conserver son flegme nordique. *«En 2022, Kalundborg a enregistré une croissance de 26,88% quand celle du Danemark était de 2,7%. Quant aux recettes de l’impôt sur les sociétés pour la municipalité, elles sont passées de 20 millions de couronnes par an à 200 millions* (de 2,6 à 26 millions de francs suisses, ndlr.)*»*, commence-t-il par expliquer. *«L’impôt est perçu par l’Etat du Danemark et n’est reversé aux communes qu’après trois ans, donc je m'attends à au moins 300 millions de couronnes* (39 millions de francs suisses, ndlr.) *de recettes en 2026.»* ![](https://lh7-rt.googleusercontent.com/docsz/AD_4nXeszbBGG-4EPs-72VnRgx1e6tnrpNTUPD60uwrucpnfq3MVd1WGsmtmkPIh-CPRaYT9bD5Xtvw-kO9JAvfezaJBklElU6KskN27KnLgdaxUtCW1aYXDMPi9CbX_jr0lDmRWxQR9BydPTn0bPshJjRPPoeu-?key=l_WRsjWIGQkkj_n337-s2A "Le chantier de l’usine de Novo Nordisk à Kalundborg. | FD, Heidi.news") Les chiffres à l’origine de cette bonne fortune sont encore plus vertigineux. Ozempic (contre le diabète) et Wegovy (contre l’obésité) ont reçu leur autorisation de mise sur le marché respectivement en 2017 et en 2021. Depuis les ventes semblent vouloir s’envoler vers le ciel. Grâce à elles, le bénéfice brut de Novo Nordisk a augmenté de 36% l’an dernier pour atteindre plus de 28 milliards de dollars. Les impôts sur ces profits vont donc continuer de gonfler le budget de Kalundborg pendant des années. Certes, les brevets qui protègent ces médicaments expirent vers 2032. Mais il faudra des investissements majeurs à d’éventuels nouveaux entrants avant de parvenir à concurrencer l’usine de production danoise. Le miracle de Kalundborg est là pour durer. ## Une fourmilière à huit milliards Car la manne fiscale exceptionnelle n’est qu’un des aspects du dynamisme de la petite ville. En faisant le tour de l’usine géante de Novo Nordisk avec Søren Stensgaard, l’un des responsables de l’industrie à la mairie, je découvre une fourmilière de grues, de pelleteuses mécaniques et de containers assemblés pour héberger les 4500 employés de la première phase du chantier, laquelle s’achève avec deux ans d’avance. Mille employés de plus seront recrutés pour la phase suivante. Le Wegovy n’est encore vendu que dans une dizaine de pays, et l’Ozempic dans 80. Pour faire face à l’extension de ce marché, alors que les pénuries se font déjà sentir, Novo Nordisk investit l’équivalent de 8 milliards de francs suisses sur cinq ans, afin d’augmenter les capacités de production de son site de Kalundborg. *«Le premier site industriel s’étendait sur 1,1 million de mètres carrés»*, m’avait détaillé Martin Damm. *«Il comprenait à la fois la production biotechnologique de la moitié de l’insuline consommée dans le monde par Novo Nordisk et celle des enzymes de Novozymes* (désormais Novonesis, ndlr.) *après sa scission d’avec la maison mère en 2000»*, précise Søren Stensgaard en montrant les deux usines côte à côte. *«Pour ses nouveaux projets d’extension de production liés à GLP-1, Novo Nordisk a acquis 200’000 mètres carrés de plus et encore 400’000 pour le futur»*, ajoute le maire. ![](https://lh7-rt.googleusercontent.com/docsz/AD_4nXfAhzeWfKSH0SpW-OO8SP-qMKO8CskDf07NcwNp_D9IMpfXrj16Ffy9p4HXHjXhzBSER24OcWP-X900DVMG0P50RQMSMpEQrSi6-JtuJ91YJ4JkpSOVeenFcN6DxOk8Y7Uise1YNgcs_Ukb1hUCvgxI_RaM?key=l_WRsjWIGQkkj_n337-s2A "Les bureaux des techniciens du chantier de Novo Nordisk à Kalundborg. | FD, Heidi.news") La croissance du site industriel s'accompagne d’une myriade d’autres projets de développement: une gare ferroviaire a été créé, accompagnée d’un P+R géant, de même que deux antennes universitaires – pour l’Université de Copenhague et la Danmarks Tekniske Universitet, l’école polytechnique danoise. L’afflux de deniers privés a aussi permis de réaliser l’extension de l’autoroute, attendue depuis 30 ans. Et ce n’est que le début. ## Des infrastructures comme s’il en pleuvait Kalundborg a en effet démarré il y a un 50 ans l’un des projets d’écologie industrielle les plus avancés du monde: [Symbiosis](https://www.symbiosis.dk/en/). Au Helix Lab, un incubateur qui accueille start-up et projets académiques en lien avec cette économie circulaire, Lisbeth Randers, la secrétaire générale de Symbiosis, montre un schéma en réseau reliant les usines de Novo à 16 autres sites industriels. *«Ici, les résidus ou les déchets des uns sont les ressources des autres»*, explique-t-elle. *«Par exemple, la vapeur produite par la centrale électrique à charbon, reconvertie à la biomasse et à la capture de CO2, sert au chauffage des bioréacteurs de Novo. Les boues de cette dernière sont recyclées sous forme d’engrais. Outre la diminution de l’impact environnemental, cela permet des économies.»* ![](https://lh7-rt.googleusercontent.com/docsz/AD_4nXeOM57D97NE9Lqp6JPXFYPSiFojcGOPocZdKoPzEP5dwvcChHl9aVotJAmf_VHRs-HYiJLvqkg5_RXZa6GWUUytcckllI854dj5AvlmzLQ6wpcIGDNEGqjSmGSvevTj2dKXPTDtaq5wYW9rwhU4qt1dPYU?key=l_WRsjWIGQkkj_n337-s2A "Lisbeth Randers, secrétaire générale de Symbiosis. | FD, Heidi.news") Ce projet, qui s’est enrichi au fil des ans de diverses industries, a abouti à la constitution d’un réseau public exceptionnel. *«Il sera capable de fournir en eau, en électricité, en froid, etc. l’équivalent des besoins d’une population de trois millions de personnes quand il aura achevé son extension actuelle, financée à hauteur de 3 milliards d’euros»*, expose Martin Damm. Critique pour les besoins de Novo Nordisk, cette infrastructure attire d’autres entreprises à Kalundborg comme le groupe pharmaceutique allemand Boehringer Ingelheim. *«Cela va aussi nous permettre d’atteindre notre objectif de réduction des émissions de CO2 de 70% dès 2027»*, glisse le maire, affilié au parti Venstre, de la droite libérale. M’éloignant du site industriel, je parcours le centre-ville historique de Kalundborg, dominé par l’étonnante cathédrale aux cinq clochers de briques, édifiée au 12e siècle. La prospérité issue de l’explosion mondiale des ventes de l’Ozempic semble avoir ouvert un âge d’or pour la cité. Dans une agence immobilière, j’apprends que les prix des maisons ont bondi de 20% en un an et que partout s'ouvrent de nouvelles mises en chantier – la mairie évoque 1250 logements en construction. ![](https://lh7-rt.googleusercontent.com/docsz/AD_4nXdVXSFgtkdR5Fw9hGBps5xJBkCIPCusM2XBf_JlkUdp4hiqV_n8TNVNmFUjK8uXUNZ_bblmSPGknP8AKpOt-abJ89URfkwlJ6KFhnUfvqrrgt1ZFhtCrXU1yvlsr19LcuFVVf8WHqQYpbsZE0XzQ1J0XvI?key=l_WRsjWIGQkkj_n337-s2A "Des logements en construction à Kalundborg, traduction du dynamisme économique de la ville où est produit l’Ozempic. | FD, Heidi.news") Dans les commerces, comme la microbrasserie Skøl qui vient d’ouvrir, on se frotte les mains. L’usine aura besoin de 5500 ouvriers au pic des chantiers. Ils sont logés à l’année dans les logements de vacances du territoire. 1200 personnes sont aussi embauchées définitivement pour faire tourner le complexe. Novo Nordisk représente un emploi sur quatre dans la commune. Martin Damm estime que chacun d’entre eux génère trois emplois indirects dans la région. En fin de compte, seule la dame qui me vend un hot-dog dans un petit kiosque trouve à se plaindre de la situation: depuis peu, les abords de la ville connaissent des embouteillages réguliers. ## Une fondation les pieds dans l’eau Le secret de ce triomphe industriel, résultat d’une longue histoire scientifique, est aussi peut-être à mettre au crédit de la philosophie singulière de Novo Nordisk. Contrairement à beaucoup d’autres sociétés du secteur, le fleuron de la pharma danoise, fondé il y a un siècle [par un prix Nobel, sa femme diabétique et quelques chimistes rebelles](https://www.heidi.news/explorations/la-fabuleuse-saga-de-l-insuline/comment-l-insuline-est-passee-a-la-main-de-l-industrie-pharma), n’est pas à la merci d’un milliardaire plus ou moins excentrique ou d’actionnaires obsédés par le court terme. Son destin est entre les mains de la Novo Nordisk Foundation, qui détient 70% des droits de vote de l’entreprise. L’ensemble de ses actifs a été évalué fin 2023 [à près de 150 milliards de dollars](https://www.prnewswire.com/news-releases/novo-holdings-reports-total-income-and-investment-returns-of-dkk-31-billion-4-2-billion-for-2023--total-assets-grow-by-38-to-dkk-1-114-billion-149-billion-302085611.html), ce qui en fait ni plus ni moins la fondation privée la plus riche au monde. Je mets les voiles vers la capitale danoise pour en savoir plus. Au nord de Copenhague, me voici dans une luxueuse marina, sur le point de rencontrer le président de la Novo Nordisk Foundation. Cela tombe bien parce qu’avant de régner sur l’immeuble de verre ultra-moderne de la fondation, Mads Krogsgaard Thomsen a été le directeur scientifique de Novo Nordisk. A un moment-clé: quand l’entreprise développait ses premiers analogues de GLP-1, le liraglutide (Victoza pour le diabète et Saxenda pour l’obésité) et le sémaglutide (Ozempic et Wegovy). **Dans le prochain épisode,** nous verrons ce qu’il a fallu de flair et de sueur à quelques chercheurs de Novo Nordisk pour porter le premier analogue de GLP-1 jusqu’au Graal de toute entreprise pharmaceutique: la première autorisation de mise sur le marché aux Etats-Unis, décrochée en 2010 pour le Victoza et en 2014 pour le Saxenda.