Nous publions ici des extraits traduits par nos soins du 2e chapitre du livre «The New Nature of Business», par André Hoffmann et Peter Vanham (Wiley, 2024). Il s’agit à la fois du témoignage exceptionnel d’un capitaine d’industrie sur l’origine et le destin de l’entreprise familiale, Hoffmann-La Roche, et d’un guide pratique sur la manière de transformer le capitalisme afin de le rendre enfin responsable face aux dégâts considérables qu’il a engendré pour l’environnement et les sociétés humaines.
Le 29 avril 1961, un groupe d'écologistes s'est réuni sur les rives du lac Léman, en Suisse, et a créé une organisation que nous connaissons tous aujourd'hui: le Fonds mondial pour la nature, ou World Wildlife Fund (WWF). L'organisation voulait contribuer à la protection des espèces menacées dans le monde, telles que le rhinocéros en Afrique de l'Est et le panda en Chine. Au cours des décennies qui ont suivi sa création, le logo du panda du WWF est devenu une icône pour toutes les générations qui ont grandi depuis, y compris mon coauteur Peter [Vanham] et moi-même.
Mon père, Luc Hoffmann (1923-2016), faisait partie de ce groupe de fondateurs. Il a consacré sa vie à la conservation de la nature, en tant que vice-président du WWF pendant des décennies (...), y consacrant une grande partie de sa fortune personnelle. Mais ni lui ni le WWF n'ont pu infléchir l'arc du développement humain. Au moment où nous écrivons ce livre, une extinction massive d'espèces a eu lieu et la pression sur les habitats des animaux se poursuit sans relâche. (...)
### Menaces contre la source de notre vie La surexploitation de la nature menace la survie même de l'homme. Au bord du lac Léman, où j'habite, l'écosystème millénaire centré sur l'eau douce des Alpes est menacé par la fonte rapide des glaciers de la vallée du Rhône. Au cours des deux années précédant 2023, le Mont Blanc, la plus haute montagne d'Europe, a rétréci de 2 mètres en raison du réchauffement climatique. Cela menace la source même de la vie et de la richesse dans l'une des régions les plus riches du monde. Comment cela a-t-il pu se produire? Comment se fait-il qu'à une époque où la prise de conscience et le financement de la nature atteignent un niveau record, la destruction du capital naturel n'ait jamais été aussi importante dans l'histoire de l'humanité? Comment se fait-il que 60 ans d'efforts de conservation de la faune et de la nature n'aient abouti à rien? Pour répondre à cette question, permettez-moi de vous faire remonter le temps et de vous présenter mon père et le monde dans lequel il a grandi. Dire que mon père, qui est décédé en 2016 à l'âge de 93 ans, était passionné par la nature serait un euphémisme. Être dans la nature, et plus particulièrement dans les zones humides côtières, où il pouvait observer et étudier les oiseaux uniques qui y vivaient, était sa vie. Je le sais parce que j'ai vécu cette vie. J'ai passé la plus grande partie de mon enfance dans une maison située à l'extrémité sud de la Camargue, l'une des régions marécageuses qui passionnaient mon père. ### D’où vient cette vocation? Nous étions entourés par la nature dans sa forme la plus sauvage: des moustiques et des marais autour de notre maison aux flamants roses qui migraient entre les rives de la Camargue et les côtes de l'Afrique de l'Ouest. Le centre de recherche que mon père a mis en place pour étudier ces oiseaux et d'autres est devenu notre maison. Et s'il n'observait pas les oiseaux qu'il aimait tant, il assistait aux conférences et aux réunions du conseil d'administration du WWF, de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), de la Fondation MAVA pour la nature et de bien d'autres organisations qui partageaient cette cause. Vous vous demandez peut-être, comme moi, d'où vient cette vocation: pourquoi la mission de vie de mon père a-t-elle tourné autour de la conservation de la nature, et non pas autour du destin et de l'avenir de Roche, notre formidable entreprise \[pharmaceutique\] familiale? La réponse, comme souvent, est à la fois profondément personnelle et profondément circonstancielle. Mon père est né à Bâle le 23 janvier 1923, à une époque de bouleversements mondiaux et familiaux. La Première Guerre mondiale s'était achevée quatre ans plus tôt et le monde qui l'entourait était en ruines. L'Allemagne impériale, où se trouvaient la plupart des installations de production de Roche (...) avait cessé d'exister – la République de Weimar qui lui avait succédé était marquée par l'hyperinflation, l'instabilité politique et l'extrémisme. L'Empire russe, plus grand marché d'exportation de Roche avant la guerre, avait cédé la place à l'Union soviétique communiste, qui avait pratiquement effacé l'initiative privée. Et presque partout ailleurs, de la France au Royaume-Uni en passant par les Etats-Unis, le protectionnisme était en hausse, mettant en péril le modèle d'affaires international de la multinationale pharmaceutique. ### Les années folles n’ont pas duré Enfant, mon père a été protégé de la plupart de ces terribles événements, mais son père, Emanuel, et surtout son grand-père, Fritz, ne l'ont pas été. Fritz avait remué ciel et terre pour sauver son entreprise alors que le monde autour de lui s'écroulait. \[La première guerre mondiale\] a entraîné la destruction, l'hyperinflation, la pauvreté, les restrictions commerciales et l'instabilité politique dans presque tous les grands marchés de Roche, surtout en Europe. L'entreprise a énormément souffert pendant ces années et a dû faire appel à des capitaux extérieurs pour survivre, de justesse. (...) Des temps plus optimistes ont suivi, l'Europe connaissant sa version des «années folles». Mes grands-parents ont profité de cette (brève) vague d'optimisme (...). Roche s'est redressée et a prospéré, grâce à une équipe de managers professionnels dirigée par Emil Barell (...). Mais cette période d'espoir n'a pas duré. (...) L'Espagne et l'Italie tombent sous le joug autoritaire de Franco et de Mussolini, respectivement. La République allemande a été conquise par Adolf Hitler et le parti nazi. Au cours de son adolescence, le rideau sombre qui s'est abattu sur l'Europe a remplacé les couleurs joyeuses de l'enfance de mon père. Il a réagi en cherchant du réconfort dans la nature. La «Petite Camargue» était une réserve naturelle française située en amont du Rhin, à quelques kilomètres de sa maison et de l'entreprise familiale à Bâle. Elle était pleine de ruisseaux, de marais et de forêts, et constituait un havre pour la faune et la flore locales. C'était une évasion parfaite. Il se passionne pour les oiseaux qui y trouvent refuge, tout comme lui. Il a commencé à noter ses observations et à apprendre tout ce qu'il pouvait. Il préférait lire *Der Ornithologischer Beobachter*, un magazine scientifique suisse sur la faune du pays et de ses environs, plutôt que les dernières nouvelles géopolitiques ou économiques inquiétantes. ### Destination Camargue (...) L'année où les Allemands ont déclenché leur guerre d'expansion sur le reste de l'Europe, mon père a publié, à l'âge de 17 ans, son tout premier article scientifique dans le Beobachter. Rien – ni la guerre, ni la direction de Roche – ne l'a empêché de réaliser sa vocation. (...) Roche a traversé les années tumultueuses (...). Au début de la guerre, Emil Barell a négocié des accords avec la France et l'Allemagne pour que certains des scientifiques juifs de Roche puissent passer librement aux États-Unis. Cet accord a permis de sauver des vies (...) et de continuer à développer des médicaments, ce qui a contribué au succès de l'entreprise après la guerre. (...) Après la fin de la guerre, mon père a poussé encore plus loin sa passion pour la nature. Un jour de l'été 1945, âgé d’une vingtaine d’années, il est monté dans sa voiture (...). Sa destination n'était pas la Côte d'Azur et ses plages, mais la Camargue et le delta du Rhône. Plus encore que la «Petite Camargue», la véritable Camargue (...) constituait le rêve ultime du jeune ornithologue. (...) En 1947, il acheta un vieux mas au cœur de la réserve naturelle et s'y installa. Ma mère Daria, qu'il a épousée en 1954, l'y a rejoint plus tard. A partir de ce moment-là, les chemins de mon père, seul héritier mâle de la famille Hoffmann, et de Roche, qui se redressait et se développait à nouveau sous sa direction, se séparèrent. (...) Pendant près d'un demi-siècle, il a siégé au conseil d'administration mais s'est tenu à l'écart de la gestion quotidienne. Il préférait se consacrer à sa passion, en Camargue et ailleurs. ### Une image pas belle à voir C'est dans ce cadre familial que j'ai grandi, né en 1958. J'étais le seul garçon d'une fratrie de quatre: Vera (née en 1954), Maja (née en 1956) et Daria (née en 1960, décédée en 2019). Alors que mon père construisait une station ornithologique à côté de notre maison – ou plus exactement, qu'il construisait une maison familiale à côté de sa station ornithologique – nous avons été scolarisés à la maison. (...) Il a contribué à faire de la Camargue une réserve naturelle française. (...) Ce parc est considéré comme l'espace naturel le plus riche en biodiversité d'Europe et abrite des dizaines d'espèces rares d'oiseaux, de mammifères, de reptiles et d'amphibiens, dont l'aigle impérial, la cigogne noire, la tortue mora et le lynx ibérique, l'un des animaux les plus menacés de la planète. Sans les efforts de mon père et de ses collègues, cette région aurait été perdue au profit de l'agriculture et du tourisme (...). Mais malgré ces succès, une image plus large est apparue au cours des dernières décennies, et elle n'est pas belle à voir. En vérité, les philanthropes n'ont pas su reconnaître la complexité des défis environnementaux (ou du moins n'ont pas su les relever de manière efficace et à l'échelle mondiale). Depuis la création du WWF, la nature a subi plus de revers que de victoires. De plus en plus d'espèces disparaissent chaque année. Nous avons besoin d'un modèle différent pour protéger la nature et en tirer profit. ### Un système économique défectueux et déséquilibré Cela ne veut pas dire que la génération de mon père n'a pas fait un travail précieux, bien au contraire. Sans eux, l'état de la nature serait encore bien pire. Leurs idéaux étaient louables, les contributions individuelles qu'ils ont apportées à la conservation étaient presque surhumaines. Et qui suis-je pour juger de la manière dont la société dans son ensemble, et des individus comme mon père en particulier, ont géré les conflits, les traumatismes et les échecs qu'ils ont vécus au cours des années 1930 et 1940? Le modèle économique que les générations de nos parents et de nos grands-parents ont conçu après la guerre a permis d'éviter une nouvelle guerre mondiale et a conduit à une prospérité et à un développement humains largement répandus (...). Mais nous savons aujourd'hui que le système économique dont ils faisaient partie était défectueux et déséquilibré. En fait, dans les dernières années de sa vie, mon père l'a vu de ses propres yeux. À l'échelle mondiale, le réchauffement de la planète et le changement climatique ont atteint des sommets insoutenables. Cela est dû au modèle industriel du 20e siècle et à sa dépendance à l'égard des combustibles fossiles bon marché mais nocifs, ainsi qu'à l'exploitation et à la destruction de la nature. Toutes les actions philanthropiques menées par mon père n'ont pas fait le poids face aux dégâts environnementaux causés par toutes sortes d'entreprises - y compris la nôtre. La destruction de la nature et de la biodiversité était – et est toujours – le revers de la même médaille. Si les efforts de conservation ont échoué, c'est surtout parce qu'il y avait une division entre les «défenseurs des arbres» idéalistes d'une part et les entreprises amorales d'autre part. (J'utilise ici le terme «amoral» dans le sens où les entreprises ont suivi la logique de la «main invisible» \[du marché\], ce qui les a dispensées de chercher activement à prendre des décisions morales et de réfléchir à leurs conséquences non financières). Ce qui aurait dû se passer à la place – et ce qui doit encore se passer – c'est que les entreprises intègrent un programme en faveur de la nature et de la biodiversité. Je dis souvent que pour avoir un impact, «ce n'est pas la façon dont on dépense l'argent qui compte, mais la façon dont on le gagne». Il n'y aura jamais rien de bon à permettre aux entreprises de chercher des profits et d'ignorer leurs externalités, d'une part, et d'espérer que les efforts philanthropiques individuels compenseront ces pertes, d'autre part. ### Le déclic Seveso C'est une réalité dont mon père et moi-même avons pris conscience. Je ne saurais dire à quel moment, même si lui et moi en avons discuté à plusieurs reprises vers la fin de sa vie. J'ai eu un déclic lorsque j'ai été confronté, il y a quelques années, à un dilemme éthique en tant que vice-président de Roche, que je décrirai plus loin. Dès les années 1920, Roche a commencé à utiliser la synthèse chimique pour la production de certains de ses produits, dont les vitamines. Au tournant du 21e siècle, cet héritage est venu nous hanter. (...) De manière pragmatique, Roche s'est développée dans la production de produits chimiques, compte tenu des prouesses de la région rhénane dans ce domaine, et a procédé à plusieurs acquisitions dans l'industrie chimique. Dans les années 1960, par exemple, Roche a acquis la société genevoise Givaudan, un fabricant de parfums et d'arômes. Givaudan s'appuyait fortement sur des processus chimiques synthétiques pour créer ses principaux produits, et possédait également une petite unité de production de désinfectants. La chimie et les procédés chimiques peuvent être merveilleux lorsqu'ils fonctionnent comme prévu, mais ils peuvent aussi causer beaucoup de tort lorsqu'ils tournent mal. Notre entreprise familiale en a fait l'expérience. En juillet 1976, un accident s'est produit dans une usine chimique appartenant à Givaudan à Seveso, en Italie. Lors de l'arrêt des opérations de l'usine pour le week-end, un processus a été arrêté avant son achèvement, ce qui a provoqué la surchauffe d'une cuve dans l'usine. La pression résultante a été libérée dans l'environnement par une soupape de sécurité. En raison de la surchauffe de la cuve, de la dioxine s'est formée. Cela s'est avéré désastreux pour l'environnement naturel et ses habitants. Plusieurs milliers de petits animaux de ferme sont morts ou ont été abattus pour éviter que la dioxine ne se propage à l'homme. Des centaines d'habitants de la région ont souffert de lésions cutanées et, suivant les conseils d'un médecin en raison des risques perçus, plus de deux douzaines de femmes ont choisi d'interrompre leur grossesse. La catastrophe a ensuite été qualifiée de l'une des pires catastrophes environnementales de l'histoire par le magazine *Time*. Quoi qu'il en soit, il a fallu des années avant que Roche, la société mère, puisse confirmer que toute la dioxine nocive avait été définitivement éliminée. Plusieurs cadres de Givaudan en Italie ont été condamnés par la justice. ### «Nous voulions montrer l’exemple» (...) J'ai rejoint le conseil d'administration de Roche au milieu des années 1990 et, en 2006, j'en suis devenu le vice-président. Quelques années plus tard, en 2014, les autorités allemandes ont décidé qu'il était temps de réexaminer le cas de la Kesslergrube \[une fosse le long du Rhin où Roche et d’autres entreprises avaient déversé des quantités importantes de produits toxiques\]. Elles ont décidé que les entreprises qui étaient historiquement responsables des déchets devaient faire quelque chose. Pour moi, ce que nous devions faire était clair: le ménage. Nous avons mis à contribution nos meilleurs ingénieurs en matière de sécurité, de santé et d'environnement, et ils ont proposé une solution propre mais coûteuse. Plus important encore, de nouvelles solutions d'incinération étaient apparues sur le marché. (...) En brûlant les déchets de la Kesslergrube à des températures extrêmement élevées dans un incinérateur spécialement conçu à cet effet, nous pouvions transformer les matières toxiques en cendres inoffensives. De plus, les déchets qui ne pouvaient pas être incinérés pouvaient être transportés en toute sécurité au-delà du Rhin jusqu'aux Pays-Bas, où ils étaient traités. (...) Mais il y avait un inconvénient: cela coûterait à l'entreprise des centaines de millions d'euros, sans aucun retour financier à court terme. Le bénéfice à long terme, bien sûr, serait que toute catastrophe environnementale future et la responsabilité de Roche à cet égard seraient évitées, ce qui entraînerait une réduction du profil de risque. Avec notre conseil d'administration et notre direction, nous avons décidé que l'investissement en valait la peine. Dans une forme de capitalisme durable et responsable, le pollueur paie pour les externalités négatives qu'il provoque. Nous voulions montrer l'exemple. La logique de la règle du «pollueur-payeur» a été mal interprétée dans le système économique du 20e siècle. (...) De plus, en compartimentant les rôles des entreprises, des gouvernements et de la société civile dans des voies trop étroites, beaucoup d'externalités n'ont même pas été prises en compte. C'est un péché originel du capitalisme d'après-guerre. Pour surmonter cette erreur de conception, aucun effort de philanthropie ou d'ONG ne pourra jamais suffire. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une forme durable et inclusive de capitalisme, avec de nouveaux principes et de nouvelles pratiques. Dans un tel système, l'activité des entreprises n'est pas seulement commerciale: elle consiste au moins à préserver et, si possible, à développer le capital humain, social, environnemental et financier de la planète. ### Le modèle de capitalisme que j’appelle de mes vœux Dans un tel monde, des catastrophes telles que Seveso seraient moins susceptibles de se produire, et si elles se produisaient, une entreprise ne contesterait pas pendant des années sa responsabilité ou la nécessité de réparer ce qu'elle a fait de mal. Une entreprise ne produirait pas non plus de déchets toxiques, comme cela s'est produit sur le site de Kesslergrube. Si c'était le cas, elle inclurait dans son modèle économique le coût de la réparation de ces dommages. Aucune entreprise responsable ne suggérerait non plus de privatiser et de détruire potentiellement l'un des écosystèmes les plus précieux du monde. C'est ce qui s'est passé dans le parc national de Doñana \[en Andalousie\], jusqu'à ce que mon père et d'autres fondateurs du WWF interviennent et achètent des parties du parc avec leurs fonds personnels. De même, les agriculteurs ou les entreprises agroalimentaires ne devraient pas assécher davantage les marais précieux pour faire place à l'agriculture intensive, ce qui s'est produit en Camargue pendant des décennies au cours du 20e siècle. Dans un tel monde, le rôle des entreprises – comme celui des autres parties prenantes – serait très différent. C'est ce nouveau monde et ce modèle de capitalisme que j'appelle de mes vœux. Pourquoi n'y sommes-nous pas parvenus plus tôt? Une grande partie de l'explication réside dans le fait qu'à un moment donné, nous avons commencé à croire qu'il n'était pas nécessaire de réfléchir à ce qui est «bien» et «mal» en termes d'actions commerciales. Le marché s'en chargerait tout seul, la main invisible d'Adam Smith veillant à ce que tout aille bien dans l'économie et la société. Il y a une ligne droite entre la déclaration de l'économiste Milton Friedman en 1970, selon laquelle «la responsabilité sociale des entreprises est d'accroître leurs profits», et le capitalisme de laissez-faire qui a prévalu en Occident pendant la majeure partie des 50 dernières années, et qui a conduit à l'économie mondiale insoutenable et très inégale que nous connaissons aujourd'hui. Je comprends pourquoi des gens comme Friedman (...) ou Ayn Rand prônaient la liberté par-dessus tout. Ils craignaient que le communisme ou une autre forme de totalitarisme ne l'emporte. Ils n'avaient pas tort de s'inquiéter de la façon dont le monde se porterait si le communisme remplaçait le capitalisme. Ma mère \[Daria Razumovsky, 1925-2002\] et sa famille \[issus de l'aristocratie de l'Empire austro-hongrois\] ont été victimes de cette réalité dystopique. À partir de la fin des années 1930, la vie, la liberté et les droits de propriété tels qu'ils les connaissaient ont pris fin dans les pays d'où ils venaient, l'Autriche et la Tchécoslovaquie. Cela leur a coûté presque tous leurs biens, et la société telle qu'ils la connaissaient ne s'est jamais rétablie. ### Lutter contre le communisme avec la liberté radicale (...) Certains lecteurs pourraient dire qu'il importe peu qu'une famille aisée ait subi des pertes matérielles pendant et après la guerre. Je les comprends. Mais ce que je veux dire, c'est que personne d'autre dans la société tchécoslovaque n'en a profité. Le résultat de la prise de pouvoir des communistes n'a pas été une plus grande prospérité pour tous (...). Le communisme était plein de «bons» principes et d'éthique, comme le slogan «de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins». Mais il a abouti à la pauvreté pour tous, à la corruption et aux abus de pouvoir. Le meilleur moyen d'empêcher ces principes communistes de s'implanter aux États-Unis et en Europe occidentale, pensaient les capitalistes du libre marché, était d'insister sur une liberté économique radicale, exempte de principes moraux. L’effondrement du bloc communiste à la fin des années 1980 a semblé leur donner raison. Mais 35 ans plus tard, nous savons que ce n'était qu'un instantané dans une histoire plus longue. (...) En poussant les libertés à l'extrême et en réduisant au strict minimum la responsabilité sur les externalités, le capitalisme de libre marché prôné par Friedman et d'autres a créé une toute nouvelle série de problèmes. Malgré tout le bien qu'elle a fait, la génération de mon père a d'abord adhéré à l'une des convictions sous-jacentes de Friedman, à savoir qu'il valait mieux que chacun reste dans son coin. Les défenseurs de l'environnement ont essayé de sauver l'environnement non pas en changeant le monde des affaires, mais en lui interdisant d’aller dans les zones humides et les réserves naturelles. (...) Cela a été une victoire à la Pyrrhus. Les entreprises ont étendu leur empreinte mondiale, sans remettre en question leur impact plus large. (...) ### Nous sommes loin de cet idéal Si nous voulons sortir de ce cercle vicieux, nous devons faire évoluer le concept selon lequel tout le monde est mieux loti en restant dans son couloir. Je vous propose une métaphore: nous nageons tous dans la même piscine, nous utilisons la même eau pour avancer. Si quelqu'un trouble l'eau dans son couloir, ou crée un raz-de-marée, cela va se répercuter sur le reste de la piscine. Il peut bénéficier de ce type de comportement à court terme, mais on récolte ce que l'on sème. Si nous voulons continuer à profiter de notre bassin commun, nous devrons tous accepter une responsabilité partagée à l'égard de l'eau qui nous maintient tous à flot. Si nous appliquons cette image à la conservation, à la prospérité et aux entreprises, cela signifie que les entreprises ne doivent pas seulement penser à la façon dont elles peuvent créer des profits, mais aussi à la façon dont elles peuvent (...) le faire d'une manière bénéfique pour la société et l'environnement. Si les activités créent des externalités environnementales négatives, telles que les déchets, la pollution ou la destruction d'habitats animaux ou humains, les entreprises doivent les compenser ou, si cela n'est pas possible, supporter les coûts qui y sont associés. La meilleure approche consiste pour les entreprises à se concentrer sur la recherche de «solutions basées sur la nature», pour lui permettre de se maintenir ou, mieux encore, de se régénérer. L'objectif des entreprises devrait être d'accroître les capitaux, et non de maximiser l'un d'entre eux – le capital financier – aux dépens des autres \[les capitaux humains, sociaux et environnementaux\]. Un tel modèle éviterait d'emblée bien des conflits (...). Il rendrait également la philanthropie moins nécessaire et plus efficace, car les entreprises répondraient mieux aux besoins de la société qu'aujourd'hui. Malgré les progrès récents, nous sommes loin de cet idéal. En effet, une version néolibérale du capitalisme, axée sur le court terme, domine toujours notre monde actuel. Son impact s'étend des écoles de commerce aux salles de conseil d'administration.