La Suisse s’apprête à voter sur initiative biodiversité le 22 septembre 2024. Et pourtant, aussi bien les initiants que leurs opposants sont d’accord sur le fait que cette crise est grave. Là où ils divergent, c’est sur les moyens de la contrer. Les premiers veulent en faire une question constitutionnelle afin qu’elle soit mieux prise en compte. Les seconds affirment qu’on en fait déjà bien assez. C’est à partir de là que les choses dérapent dans la mauvaise foi.

L’initiative biodiversité sur laquelle la population suisse est appelée à s’exprimer le 22 septembre encapsule les tensions croissantes de notre société. Sur les réseaux sociaux, il y a celles, caricaturales, entre les urbains réputés écolos bobos et les ruraux qu’on dit épandeurs de pesticides. Dans la vraie vie, il y a celles entre les objectifs économiques et les limites écologiques. Surtout à mesure que les murs du changement climatique et de la crise du vivant se resserrent.

Il n’y a plus de doutes sur ces phénomènes. Même les opposants à l’initiative, soit à peu près tout ce que le pays compte de grandes faîtières économiques, considèrent qu’il faut prendre des mesures pour protéger les espèces et les milieux naturels menacés. Et, ce n’est pas le moindre des paradoxes, ils avancent que l’initiative est une menace pour le développement des énergies vertes n’émettant pas de CO2. Les mêmes n’ont pas toujours mis en avant cette priorité à la décarbonation, mais dont acte.

A partir de là, la question de fond est de savoir quelles mesures pratiques sont souhaitables pour protéger la biodiversité en Suisse. C’est là que cela se complique pour les électeurs que nous sommes. Le [texte de l’initiative](https://www.initiative-biodiversite.ch/initiative/) est plutôt vague. Il propose une modification de l’article 78 de la Constitution qui encadre la protection de la nature et du paysage. Alors que cette dernière est principalement du ressort des cantons, l’adoption de l’initiative verrait les pouvoirs de protection de la Confédération renforcés en ce qui concerne des surfaces d’intérêt national. Ses moyens financiers seraient plus mobilisés. Mais comme il s’agit d’une modification constitutionnelle, dans tous les cas de figure, sa mise en œuvre passerait par le Parlement. ## Les soviets sans l’électricité Dit comme cela, cela ne paraît donc pas aussi «extrémiste» que l’avancent les opposants. Pourtant, [sur leur site](https://initiativebiodiversite-non.ch/), ces derniers ont sorti le canon lourd – en plus d’une musique angoissante et d’une esthétique dystopique qu’on dirait produite par une IA à qui on aurait demandé de faire peur aux enfants. En substance, l’initiative va bloquer le développement, en particulier des régions de montagne, augmenter les coûts de la construction, freiner les énergies vertes, empêcher la valorisation des forêts, menacer la sécurité alimentaire et surtout, c’est l’argument massue, aboutir à la confiscation de pas moins de 30% du territoire helvétique! Bref, la Suisse, ce sera les soviets sans l’électricité. Ce chiffre spectaculaire de 30% n’étant pas dans le texte de l’initiative, Marc Vonlanthen, membre de Pro Natura et professeur de physique à la Haute école d'ingénierie et d'architecture de Fribourg où il enseigne également l'éthique de la nature, m’explique d’où il sort. «Il s’agit de l’objectif de surfaces terrestres protégées d’ici 2030 articulé par le Cadre Mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal.» ## L’épouvantail de la confiscation Adoptée lors de la 15e réunion des parties à la Convention sur la diversité biologique en décembre 2022, cette stratégie dite «30by30» a été signée par 196 pays dont effectivement la Suisse. Mais Marc Volonthen ajoute aussi: *«Ce chiffre de 30% n’est pas dans l’initiative qui ne fixe aucun objectif chiffré pour quoi que ce soit, sachant que ce sera aux politiques de le faire.»* Directeur d’AGORA (la faîtière de l'agriculture romande) et coordinateur de la campagne «Non à l’initiative extrême sur la biodiversité», Loïc Bardet concède que le *«chiffre n’est effectivement pas inscrit noir sur blanc \[dans le texte de l’initiative\]*» mais le retient néanmoins, considérant qu’il «*qu’il constitue un objectif plusieurs fois annoncé par les initiants.»* Il cite à ce sujet *«la conception de l’infrastructure écologique conçu par Bird Life (l’une des plus grandes associations de protection de la nature en Suisse, ndlr.) qui avance cet objectif de 30%»*. Ou encore, que *«le 18 décembre dernier, Pro Natura rappelait l’objectif de 30 % de surfaces protégées»*. Selon lui, *«ces différents exemples* (il en cite d’autres issus d’interventions parlementaires, ndlr.) *montrent bien ce qui serait exigé pour la mise en œuvre de l’initiative biodiversité en cas d’acceptation.»* Partant du constat de Pro Natura que 8% des surfaces suisses sont aujourd’hui protégées, Loïc Bardet en conclut qu’*«il y aurait 22% supplémentaires du pays, soit presque un million d’hectares, à protéger de manière stricte par rapport aux activités humaines.»* Par coïncidence, c’est l’équivalent de la surface agricole utile en Suisse. Cette idée d’un agenda caché des initiants repose donc largement sur une interprétation. Mais pour le raisonnement, admettons. Reste à savoir comment des terres pourraient être confisquées ensuite, dans un pays qui protège aussi jalousement le droit de propriété. On ne voit pas bien quels commissaires politiques pourraient ainsi revenir sur l’article 26 de la Constitution ou la Déclaration des droits de l’homme, sans parler de siècles de jurisprudence pour confisquer des terres. ## La mise sous cloche n’existe plus L’argument de Loïc Bardet soulève cependant un autre point crucial: qu’entend-on au juste par surface protégée pour la biodiversité? Sur ce sujet, il faut savoir qu’il y a toute une batterie de niveaux de protection. Les possibilités d’activités humaines – exploitations agricoles, forestières, hydrauliques… – varient considérablement selon que la surface protégée l’est au titre d’un parc régional, d’une réserve naturelle, d’un biotope d’importance nationale ou de (l’unique)parc national suisse. *«Même dans les zones très protégées, on va souvent trouver une zone centrale où la protection est stricte et des zones latérales avec différents types d’exploitations agricoles. La mise sous cloche n’existe pas et n’existera pas!»*, affirme Marc Vonlanthen. *«L’idée des naturalistes du début du 20e siècle de préserver des surfaces de toute activité humaine n’est en effet plus celle des défenseurs de la nature d’aujourd’hui. Eux privilégient l’idée d’espaces consacrés à la biodiversité plutôt que strictement protégés. Même dans le parc national suisse il y a des sentiers touristiques et l’économie ne se prive pas de s’en servir pour promouvoir le tourisme.»* De fait, sur le site de Suisse Tourisme, on apprend qu’il existe plus de 1700 produits régionaux certifiés portant le label «Parcs Suisses»… Selon les derniers chiffres disponibles (OCDE, en date de 2017) l'ensemble des surfaces consacrées à la biodiversité représentait ainsi 12,5% du territoire suisse et celles bénéficiant du plus haut degré de protection 6,2%. Ces chiffres de l’OCDE sont aussi intéressants parce qu’ils permettent une comparaison internationale. Elle fait ressortir que la part de surfaces consacrées à la biodiversité en Suisse est une des plus faibles d’Europe. ## Sous le capot de la Stratégie Biodiversité Suisse Certes, depuis le bilan de 2017 de l’OCDE, les choses ont évolué. C’est en effet cette année-là que le Conseil fédéral a adopté le plan d’action de la Stratégie Biodiversité Suisse (SBS), annoncée, elle, cinq ans plus tôt. Sa mise en œuvre se déroule en deux phases, de 2017 à 2023 et de 2024 à 2027. C’est cette SBS qui fournit aux opposants leur second grand argument: les mesures de protection actuelles suffisent. Loïc Bardet souligne ainsi: *«Nous ne disons pas qu’il n’y a pas de crise de la biodiversité, mais que les instruments légaux existent déjà.»* Sont-ils pour autant efficaces? Pour le savoir, l’Office fédéral de l’environnement a procédé à une [analyse d’impact](https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/biodiversite/communiques.msg-id-95864.html). Selon ce document, *«l’évaluation intermédiaire révèle que la plupart des objectifs de la Stratégie Biodiversité Suisse (SBS) n’avaient pas pu être atteints fin 2021. Par ailleurs, elle montre clairement que le plan d’action de cette SBS est certes un outil pertinent pour sa mise en œuvre, mais qu’il ne peut être le seul instrument utilisé pour atteindre les objectifs fixés.»* Birdlife, qui a procédé à une [analyse parallèle](https://www.birdlife.ch/sites/default/files/documents/SBS_quel_objectifs_atteints.pdf), est plus sévère encore, considérant que 6 des 18 objectifs de cette stratégie étaient en progrès, tandis que 7 autres stagnent et 5 sont même en recul. Sur la base de ces constats, le Conseil fédéral a donné une année de plus à la mise en œuvre de la première phase du plan d’action. Est-ce ce délai supplémentaire qui permet au conseiller fédéral Albert Rösti d’affirmer sur les ondes de la [RTS](https://www.rts.ch/info/suisse/2024/article/albert-rosti-il-faut-une-pesee-d-interet-entre-la-biodiversite-et-les-infrastructures-28602492.html) qu’il *«faut quand même savoir qu'on a pu arrêter ce déclin* (de la biodiversité, ndlr.) *dans les dernières années.»* Ou que les mesures prises depuis 2017 *«ont du succès»*? Le site *Republik* [donne une autre explication](https://www.republik.ch/2024/05/06/roestis-beschoenigungsbehoerde). Entre 2022 et 2023, l’OFEV a modifié son analyse d’impact, comme le révèle la comparaison de documents qu’a pu obtenir le média zurichois. Et là, comme par magie, les résultats de la Stratégie Biodiversité Suisse apparaissent sous un bien meilleur jour. Avec une simple explication, selon nos confrères de *Republik*: *«les objectifs à atteindre ont été réduits.»* ## Où va l’argent? L’initiative biodiversité pose l’inévitable question de l’argent. Sur les ondes de la RTS, Albert Rösti a aussi asséné que la Confédération consacre déjà 600 millions par an à la protection de la biodiversité, et que l’initiative ajoutera 400 millions à cette facture. Penchons-nous un instant sur ces chiffres. D’abord, il faut savoir que ce qui est versé au titre de la SBS pour des surfaces protégées représente seulement 80 millions. Cette somme est jugée très insuffisante par les organisations de protection de l’environnement, qui estiment qu’il faudrait entre 148 et 183 millions de francs pour avoir une protection conforme aux exigences légales rien que dans les 7000 biotopes d'importance nationale. En 2021, la mise en œuvre des mesures de protection accusait un retard très important dans les trois quarts de ces écosystèmes très sensibles. Pour l’essentiel, les 600 millions par an évoqués par Albert Rösti sont constitués par les paiements directs aux agriculteurs qui subventionnent leurs actions en faveur de la biodiversité. Ce mécanisme baptisé Surfaces de Promotion de la Biodiversité (SPB) a été introduit d’abord de façon facultative en 1992, avant de devenir obligatoire au début des années 2000. Il représentait en 2021 425 millions de francs, soit 15,3% des 2,8 milliards de paiements directs. C’est 19% de la surface agricole utile du pays – c’est-à-dire moins de 7% du territoire – qui bénéficie aujourd’hui de ce support pour la biodiversité. ## Pas très concluant Avec quels résultats? Eh bien, on ne sait pas. D’abord parce que le programme de suivi [ALLEMA](https://www.agroscope.admin.ch/agroscope/fr/home/themes/environnement-ressources/monitoring-analyse/programme-monitoring-all-ema.html) ne collecte des données que depuis 2015, soit une date où la perte de biodiversité en zones de plaine était déjà massive. Et aussi parce que, comme l’explique Eva Knop, chef de l’équipe «Interactions biodiversité-environnement» qui pilote cette étude à l’Agroscope, les premiers travaux d’analyse sont encore en cours. Eva Knop précise aussi qu’*«environ un tiers de la surface agricole utile est constitué de pâturages alpins, dont environ 45% sont déclarés comme SPB»*. Elle observe aussi que \*«\*la biodiversité est clairement plus élevée sur les SPB que sur les autres surfaces mais uniquement dans les zones de basse altitude.» Cela signifie que c'est précisément dans ces zones de basse altitude que les SPB seraient critiques pour la biodiversité. Or là, on ne va pas dans le sens d’une amélioration. Dans l’optique justement d’améliorer la protection de la biodiversité en plaine, une nouvelle disposition prévoyait de multiplier par 3,5 la part réservée à la protection de la biodiversité sur les terres arables (soit 420’000 hectares). En clair, il s'agissait de faire passer la surface des jachères florales ou tournantes et autres bandes fleuries pour pollinisateurs de 1% à 3,5% de ces surfaces qui représentent 40% de la surface agricole utile du pays. Mais en dépit de son [potentiel](https://www.agrarforschungschweiz.ch/fr/2024/07/surfaces-de-promotion-de-la-biodiversite-sur-terres-assolees-et-ce-a-quoi-elles-contribuent/), la mesure a été abandonnée suite à l’adoption d’une [motion déposée par l’UDC](https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20223819) en juin dernier… ## Chantage au contre-projet Il faut enfin savoir que le plan financier de la Confédération 2025-2028 prévoit désormais une [diminution](https://www.wwf.ch/fr/medias/la-confederation-empeche-la-mise-en-oeuvre-de-la-legislation-en-vigueur-sur-la-biodiversite) de 276 millions de francs consacrés à la biodiversité sur cinq ans. A ce [sujet](https://www.parlament.ch/en/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=64579), Albert Rösti renvoie la balle au Parlement, en disant que ces montants ont été supprimés car ils étaient prévus en cas d’acceptation du contre-projet à l’initiative – lequel a finalement été rejeté par le Parlement en décembre 2023… C’est bien le problème. Le Parlement a refusé le contre-projet à l’initiative biodiversité du Conseil Fédéral à cause du budget supplémentaire qu’il nécessitait. Et sans contre-projet, la votation est devenue inévitable. Mais n’est-ce pas justement le sens de la démocratie directe? Donner aux citoyens l’occasion de s’exprimer sur de grands enjeux quand le gouvernement, mais aussi le Parlement, se défaussent? Nous verrons dans trois semaines s’ils ont décidé de s’en emparer, ou s’ils font confiance aux institutions pour continuer de faire le minimum.