Heidi.news vous invite à prendre le large, comme ces Suisses que l’on dit sédentaires et qui, en vérité, arpentent les routes du monde. Remontons le temps (jusqu’aux années 60) et changeons de continent (direction le Chili). Partons sur les traces de la grande musicienne Violeta Parra et de son amant genevois Gilbert Favre.

Qu’est-ce qui jette sur la route les Suisses, ces êtres que l’on dit raisonnables, industrieux, prospères et voués à l’épargne? Je ne parle pas des vacances même si j’espère que les vôtres ont été délicieuses. Je parle des voyages hasardeux, dont on ne connaît ni les circonstances ni la date du retour, d’un nomadisme aventureux auquel ont cédé nombre de nos compatriotes.

Je me souviens d’une conférence donnée par Nicolas Bouvier au Musée de la Croix-Rouge à Genève, quelques années avant sa mort en 1998. Elle portait justement sur ce paradoxe: les Suisses ont la réputation d’être sédentaires alors qu’ils n’ont cessé d’aller et venir. Comme mercenaires, commerçants, pèlerins, précepteurs, gouvernantes, cuisiniers, colporteurs, artisans, architectes ou chercheurs de fortune au nouveau monde. Son intervention au musée accompagnait la sortie de son livre L’Echappée belle (éd. Metropolis, 1996) dont le premier texte s’intitule «Eloge de la Suisse nomade».

### **Claustrophobie alpine** La clé du paradoxe? Nicolas Bouvier invoque la «fermentation sourde» des Suisses dans leurs vallées, qu’il s’agisse de «claustrophobie alpine» ou du syndrome «ce doit être encore mieux de l’autre côté». Il distingue deux périodes, à commencer par celle des aventures collectives comme le mercenariat – les paysans suisses quittaient leurs terres pour répandre le sang sur tous les champs de bataille européens, avant de retourner à leurs récoltes à date fixe. Après Marignan et les limites imposées au mercenariat suisse, vient le temps du nomadisme individuel, pour lequel Nicolas Bouvier développe deux exemples. D’abord, le chevrier valaisan Thomas Platter, devenu un professeur renommé à Bâle après avoir parcouru toutes les routes d’Europe au début du 16e siècle. Puis son contemporain Paracelse, plus grande figure médicale de son temps, qui fit de même pendant près de vingt ans. L’auteur de L’Usage du monde en évoque beaucoup d’autres, d’Ella Maillard à Blaise Cendrars en passant par Jean-Jacques Rousseau, Francesco Borromini ou Le Corbusier… ### **Le courrier dans le Rhône** Ce sont là des noms prestigieux. L’improbable Helvète remuant que j’aimerais vous présenter maintenant est plus modeste, plus inattendu, non moins passionnant: Gilbert Favre, postier de Genève et musicien voyageur. Né en 1936, cinq ans après Bouvier, et mort la même année que lui, en 1998, ce drôle de gaillard a grandi dans la misère entre le Valais et Genève, où il quitte tôt de l’école pour multiplier les petits boulots. Charmant et charmeur, joueur de clarinette, il est l’amant de l’écrivaine et future prostituée militante Grisélidis Réal, qui manque heureusement son suicide quand il la quitte. Premier cœur brisé. Devenu postier, Gilbert n’hésite pas à boire et, quand il en a marre, à lancer le courrier dans le Rhône. Il passe du temps en prison, pour défaut de paiement de ses impôts militaires, puis s’embarque pour le Chili avec le célèbre archéologue Jean-Christian Spähni, spécialiste des cultures andines. Il participe aux fouilles du désert d’Atacama, prend la poudre d’escampette, et séduit une chanteuse chilienne: Violeta Parra. Devenue une légende de la musique latine, aussi fantasque que son postier d’amant, celle-ci a ressuscité la musique folklorique chilienne. Aujourd’hui encore, sa voix a le don de tirer les larmes de n’importe quel amateur pas trop bouché. ### **Les fainéants** Gilbert ramène Violeta à Genève puis la suit à Santiago, la quitte quand elle manque à son tour son suicide (deuxième cœur brisé) et file en Bolivie. Et là, miracle! A son arrivée à La Paz, en 1966, il ouvre un café d’artistes, rassemble les meilleurs musiciens du pays et monte un ensemble, Los Jairas («les fainéants, en langue indienne aymara), qui enregistre sept disques en un an, tous des succès. Lui-même a troqué la clarinette pour la quena, une flûte andine, dont il devient vite le meilleur joueur au sud du détroit de Panama, surnommé El Gringo Bandolero. Un article de 1967 du *Journal de Genève*, intitulé «Un Valaisan flûtiste», salue la «fulgurante réussite» du petit postier de Genève. Quant à sa Violeta de chanteuse, elle connaîtra un destin encore plus grandiose – mais aussi plus funeste… Ces deux-là, le Gringo de Genève et la Passionaria, sont le sujet d’une nouvelle Exploration, signée Eileen Hofer. Journaliste et cinéaste, ayant en tête à la fois un récit de voyage pour *Heidi.news* et une future bande dessinée, Eileen est partie dans les Andes, sur les traces de ces drôles d’oiseaux – de paradis. Une chose est sûre: leur talent est extraordinaire et leur aventure, peu commune, mérite d’être relatée. Enfant, Nicolas Bouvier rongeait son frein. Les adultes le sermonnaient: *«voyager n’est pas un métier»*. Il a donc cette formule: *«grandir, puis déguerpir».* Comme je vous crois déjà grands, je vous propose de déguerpir, au son de la flûte et de la guitare chilienne, sur les traces de Gilbert Favre et Violeta Parra.