Sous couvert d’hygiène raciale, l’Allemagne nazie a édicté les lois antidrogues les plus sévères de l’histoire. Elle a aussi été, paradoxalement, le premier pays à mettre ses armées sous amphétamines. Dans cet épisode, notre journaliste nous parle de la toxicomanie d’Adolf Hitler, de soldats allemands dopés qui prennent la Pologne en une nuit, et de son propre déménagement de Berlin à Salzbourg à l’orée de la pandémie de Covid.
Berlin est un courant d’air. Continuellement balayées, broyées et redessinées, ses plaies ne cicatrisent jamais tout à fait. Y gravitent des âmes en fuite ou en quête, c’est selon, d’un passé qui les hante. Sans montagnes ni frontières pour la contenir, cette ville du nord demeure, pour nombre d’entre nous, un lieu de passage. On s’y rend pour se découvrir ou pour décrépir, mais rarement on ambitionne d’y rester.
Je ne me souviens plus exactement de l’ordre des événements. Nous vivions donc à Berlin depuis quelque temps, mon mari, ma fille et moi. Je crois qu’on s’inquiétait de la montée de l’AfD et peut-être aussi du réchauffement climatique. On se disait que ces grandes villes toutes plates, sans volets ni altitudes pour s’abriter, allaient forcément finir, un jour ou l’autre, par fondre au soleil.
C’est un après-midi comme les autres. Je suis dans mon bain. Mon mari frappe à la porte. Il entre, s'assied sur le tabouret et se met à parler. Il m'annonce qu’un poste de professeur de lied et d’oratorio s’est libéré au Mozarteum de Salzbourg, qu’on le lui a proposé et qu’il a accepté. Il ne s’agit que de quelques heures par semaine; il peut aisément faire la navette entre Berlin et Salzbourg sans que rien ne change vraiment.
Il évoque ensuite l’avenir. Pas celui de la fonte des glaciers, mais le nôtre. Celui de notre famille. Il me dit qu’il est fatigué du provisoire, qu’il désire s’ancrer, bâtir un foyer, planter des arbres et faire pousser des racines. Ma situation, il en est conscient, est différente. Une horde de chiens, de frères, de cousins, d’oncles et de tantes se chamaillant végète sous le stratus de Genève et je peux, à tout moment, si je le souhaite, y retourner. Lui non. Il n’a nulle part où retourner. Depuis la chute du mur, il ne fait que voyager pour chanter et il en a sa claque de cette vie de troubadour. «Ich habe genug», me dit-il en clin d'œil à la cantate de Bach sur laquelle il travaille en ce moment. Il me décrit ensuite Salzbourg comme un lieu à la fois retors et charmant. L’air y est pur, la nature et la musique suintent de tous les pores et de tous les bords, et nous pourrions y mener une vie saine et paisible.
J’enfile mon peignoir, frotte la buée qui recouvre le miroir et scrute attentivement les fines lignes qui se dessinent le long de mes commissures. Je ne vais pas tarder à fêter mes 35 ans et peut-être qu’en effet, le moment est venu pour moi de tirer ma révérence; de dire adieu à mes tenues de cuir, adieu à mes jupes de salope et adieu à mes soirées sous MDMA. Je prends un sein dans chaque main, les rehausse d’un demi-centimètre et conclus, à voix haute cette fois-ci, qu’il est l’heure.
L’heure de quoi?, me demande mon mari.
L’heure de devenir une dame.
Je baisse la tête pour y enrouler une serviette.
Je me redresse, lui dis que je l’aime et que si c’est à Salzbourg qu’il désire se rendre, c’est à Salzbourg que nous irons.
Les semaines passent. Lui parle d’immobilier, de prêts hypothécaires et des mètres cubes à déménager et moi, de toutes les choses extraordinaires que je compte entreprendre une fois qu’on sera à Salzbourg. Arrêter de vapoter, faire des marches de plus de 10’000 pas tous les jours, me baigner dans l’eau froide et peut-être même reprendre l’équitation.
Lorsque nous échouons finalement là-bas tous les trois, dans ce bourg qui se situe à une soixantaine de kilomètres de Braunau, la terre natale d’Adolf Hitler, un microbe chinois paralyse la marche du monde. Des dispositifs d’isolement des sujets contaminés et contaminants sont mis en place. Des couvre-feux et des états d’urgence sanitaire sont instaurés, abrogés, puis à nouveau instaurés. Pendant que mon mari se projette dans des hangars, sous respirateur, je m’abonne à Netflix. Je regarde Unorthodox, série inspirée du roman de l’écrivaine américaine Deborah Feldman, qui vit à Berlin. Elle a été la première à me mettre en garde:
Je me rabats ensuite sur Disney Plus. Je me teins les cheveux de toutes les couleurs, je fume et vapote sans interruption des saveurs de plus en plus dégueulasses et je commence à feuilleter des livres jamais ouverts qui traînent encore dans les cartons du déménagement. Parmi eux, Der Totale Rausch (traduit sous le titre L’extase totale, éd. La Découverte, 2016), une enquête de l’écrivain allemand Norman Ohler qui relate, archives à l’appui, les pratiques toxicomanes des nazis. On y découvre par exemple qu’Adolf Hitler, ce messie de la destruction, n’était pas seulement végétarien, anti-tabac, maniaque de la propreté et de la performance, mais aussi complètement ravagé par la drogue et la dépendance.
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