Attaquée par les Aînées suisses pour le climat devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, la Suisse vient d’être condamnée pour inaction climatique. Le jugement, rendu le 9 avril 2024, a suscité des commentaires variés, parfois non dénués de scepticisme. Pour notre chroniqueuse Corinne Corminboeuf, avocate spécialiste du climat à Genève, cette décision est pourtant loin d’être un pur symbole. C'est plutôt un coup de tonnerre dans un ciel trouble.
A l’heure où les scientifiques s’alarment sur les résultats d’une année 2023 très inquiétante sous l’angle des changements climatiques, les trois arrêts rendus le 9 avril 2024 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) dans les affaires suisse, portugaise et française arrivent à point nommé pour relancer le débat autour des mesures qu’il incombe aux Etats de prendre en matière de lutte contre les changements climatiques et définir le rôle que les tribunaux peuvent jouer pour pallier les déficiences des gouvernements.
C’est à juste titre que la presse a qualifié la décision concernant la Suisse d’«historique». C’est la première fois que la CourEDH était amenée à examiner la question des changements climatiques à l’aune de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Or, les engagements qui en découlent sont contraignants pour les Etats, contrairement à ceux pris dans le cadre de la Convention cadre des Nations unies et de l’accord de Paris.
### L’action collective reconnue La CourEDH se prononçait sur trois recours: contre la Confédération dans l’affaire dite des Aînées suisses, contre la France dans l’affaire dite de Grande-Synthe, initiée par le maire de cette commune du nord de l’Hexagone, et enfin contre le Portugal et 32 autres Etats, portée par six jeunes Portugais dont une fratrie de trois frères et sœurs de Leiria. En définitive, le recours formé par l’association des Aînées suisses pour le climat est le seul à avoir été jugé recevable pour la CourEDH. Les juges de Strasbourg rappellent ici à la fois le rôle clé des associations de défense de l'environnement et la pertinence de l'action collective contre le changement climatique, dont les conséquences dépassent de loin les seuls individus. Exit donc les recours formés par certaines aînées suisses en leur nom propre, au motif qu’il n’est pas suffisamment établi que les mesures requises auraient pu avoir pour elles un impact décisif. Exit aussi le recours formé par Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe, considéré comme pas assez touché pour satisfaire à la qualité de victime. Exit enfin le recours des six jeunes portugais, en raison du caractère extraterritorial de leur démarche et du non-épuisement préalable des voies de recours sur le sol portugais. ### Des obligations climatiques pour les Etats La CEDH ne consacre pas expressément le droit à un environnement sain. C’est au travers d’autres droits garantis par celle-ci, notamment le respect de la vie privée et familiale (art. 8), que le changement climatique a été considéré comme susceptible de violer la convention. L’arrêt du 9 avril 2024 définit désormais la nature des obligations des Etats en matière de lutte contre les changements climatiques comme suit (c’est nous qui soulignons): * prendre *«des mesures en vue d’une réduction importante et progressive de ses niveaux d’émission de GES, aux fins d’atteindre la neutralité nette, en principe au cours des trois prochaines décennies.»* * prendre des mesures immédiatement et fixer des objectifs de réduction intermédiaires appropriés pour la période visant à atteindre la neutralité nette, afin d’*« éviter de faire peser une charge disproportionnée sur les générations futures».* * intégrer ces mesures *«dans un cadre réglementaire contraignant au niveau national».* * compléter les mesures de réduction d’émission de gaz à effet de serre par *«des mesures d’adaptation visant à amoindrir les conséquences les plus sévères ou immédiates du changement climatique».* * mettre en place des garanties procédurales afin que *«le public puisse avoir accès aux conclusions des études pertinentes, et ainsi évaluer le risque auquel il est exposé»* ainsi que *«des procédures permettant la prise en compte dans le processus décisionnel de l’avis de la population et (…) des intérêts des personnes qui sont touchées»* ou risquent de l’être. ### Le budget carbone sous surveillance Dans son arrêt, la CourEDH définit aussi les critères à prendre en compte pour vérifier si les autorités compétentes ont respecté leurs obligations. Elle souligne en particulier la nécessité pour les Etats d’afficher *«le calendrier à respecter pour parvenir à la neutralité carbone ainsi que le budget carbone total restant pour la période en question, ou toute autre méthode équivalente de quantification des futures émissions de gaz à effet de serre».* Il ne suffit donc pas, comme le fait la Suisse, de répercuter dans son droit interne les pourcentages de réduction des émissions correspondant à l’accord de Paris, ou d’énoncer une trajectoire visant à limiter un réchauffement inférieur à 1,5 degré. Encore faut-il vérifier si les engagements pris sont effectivement de nature à permettre de limiter le réchauffement sous la trajectoire fixée, par la prise en compte d’une estimation du budget carbone national restant en l’état actuel de la situation. La CourEDH observe à cet égard que l’association des Aînées suisses a produit des estimations qui montrent que la stratégie climatique actuelle de la Suisse autoriserait plus d’émissions que ne le permet le décompte du GIEC, sans que les représentants suisses ne soient en situation de contredire cette affirmation – précisément en raison de l’absence de budget carbone. Ainsi, tout en reconnaissant l’*«ample marge d’appréciation»* des Etats pour définir leur politique climatique de façon quantifiée, la Cour estime que la Suisse a manqué à ses obligations. ### Une nouvelle «jurisprudence» Bien qu’il vise la Suisse, l’arrêt rendu par la Cour EDH a vocation à s’appliquer à tous les Etats de la CEDH. Les développements exposés par les juges de Strasbourg pourront aussi être repris par d’autres tribunaux nationaux ou internationaux afin de statuer sur les stratégies climatiques d’autres Etats, même en dehors du Conseil de l’Europe. Il s’agit d’une évolution majeure et indispensable du droit international, à l’heure où les instruments de gouvernance climatique existants s’avèrent à l’évidence insuffisants. A ce titre, on ne peut que la saluer.