Sur le littoral libanais, les pêcheurs d’une Méditerranée toujours plus polluée tentent de survivre à la crise économique que traverse le pays. À Tripoli, ville portuaire à deux heures au nord de Beyrouth, la pêche à la dynamite est devenue une façon facile de se procurer du poisson rapidement, malgré les risques encourus et au détriment de la nature.
Dans les dédales du quartier portuaire d’El Mina, à Tripoli, derrière des murs de pierre vieux de près de 2000 ans, Sayed (prénom modifié) déguste un café préparé par sa femme. Maigrichon, tatoué, le sexagénaire a posé à terre les béquilles qu’il ne quitte plus, depuis qu’un terrible accident de voiture lui a fauché les jambes. Dans sa bouche abîmée où ne restent que deux dents, une cigarette qu’il ne tarde pas à allumer. Posément, il tapote dessus et dépose quelques cendres chaudes dans une soucoupe où repose une poudre verte.
Instantanément, le nitrate d’ammonium s’enflamme. «*C’est avec cela que je fabrique ma dynamite*», commente le vieil homme. Il verse ensuite le nitrate dans un bout de plastique qu’il boudine machinalement. Sa femme lui apporte du fil pour resserrer le tout. Il ne manque plus que le détonateur pour faire exploser la préparation artisanale. Un seul de ce petit boudin peut tuer 100 kg de poissons. Sayed est un ancien pêcheur à la dynamite, une pratique illégale dans son pays. Même s’il n’a rien oublié de sa fabrication, il assure s'être retiré du marché. ### **Comme sur le port de Beyrouth** Pays du cèdre mais aussi de la mer, le Liban abrite 44 ports où s'entassent [plus de 3000 bateaux](https://www.fao.org/3/cb4201en/cb4201en.pdf) de pêche, de fabrication artisanale pour la plupart. La pratique de la pêche à la dynamite, elle, a suivi les tumultes de l’histoire. Si les bâtonnets de dynamite circulaient partout durant la guerre civile (1974-1990), c'est désormais dans les camps palestiniens, comme Nhahr-al-Bared à quinze kilomètres au nord de Tripoli, qu'on peut en trouver prêts à l'emploi. D'autres pêcheurs, à l’instar de Sayed, préfèrent la fabriquer eux-mêmes. Ils utilisent pour ce faire du nitrate d'ammonium, du fertilisant vendu dans tous les magasins agricoles – la substance à l’origine de la dévastatrice explosion du port de Beyrouth en août 2020. La dynamite «maison» nécessite aussi un détonateur, interdit à la vente publique mais facile à trouver sur le marché noir. Pour le reste, chacun y va de ses astuces. Certains ajoutent du sucre, d'autres du charbon de bois… ![Photo 2.jpeg](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/2e8b1d20-6aeb-43b4-9019-fd6f90ec0eda/large "A Tripoli, Sayed* enflamme sa coupelle de nitrate d’ammonium, un composé chimique qui prend feu à la moindre étincelle. | Heidi.news / WZ") Avec les crises de ces dernières années, les techniques se sont encore affinées. Aux alentours de Tripoli, les pêcheurs ont créé des récifs artificiels à base de carcasses de voitures, pour en faire des pouponnières propices aux poissons. Certains d’entre eux, rattrapés par les coûts du fioul, prennent la mer à la nage en poussant devant eux un pneu flottant chargé d’explosif… L’effet des explosifs sur les bancs de poissons est radical. Un sac de 50 kg de dynamite explosant à une profondeur de 60 mètres tue tout ce qui nage sur un rayon de 50 mètres, ce qui permet de récolter jusqu'à quatre tonnes de poissons. A la surface, les pêcheurs n'ont qu'à attendre la remontée des poissons morts. «*lls sont tués par l'onde de choc qui provoque des lésions hémorragiques des branchies*», explique Rami Khodr, directeur technique du laboratoire RBML Food Labs à Beyrouth. D’une redoutable efficacité, la pêche à la dynamite est particulièrement implantée dans les zones défavorisées du Nord-Liban. ### **La crise en filigrane** Assis sous un abri en tôle avec des compagnons de pêche, Amir (prénom modifié), 34 ans, prend son mal en patience. À cause d’une météo instable, il n’a pas pu sortir en mer. L’homme vit à Aabdeh, dans la région d’Akkar, tout au nord du pays. La frontière syrienne n’est qu'à une douzaine de kilomètres. Les environs sont pauvres et délaissés, des effluves mêlées de poissons et de gasoil s'échappent de ce petit port de pêche. «*Les poissons sont de plus en plus petits et il y en a de moins en moins,* s’attriste-t-il. *Nous sommes parfois obligés d’aller plus loin pour en trouver, mais cela coûte très cher en gasoil*.» Tripoli n’est plus la cité phénicienne florissante d’antan. La ville était déjà pauvre avant la crise économique, mais depuis 2019, les Tripolitains ont rejoint les réfugiés syriens et palestiniens dans la misère. Alors que le jour se lève sur cette ville désespérée, c’est l’effervescence sur le port. Les bateaux de pêcheurs sont rentrés de leurs nuits de chasse. Sur les étals du marché, des dizaines d'espèces marines gisent dans des bacs de glace. Difficile de deviner lesquelles ont été capturées grâce aux explosifs. «*La dynamite? Pas de ça ici!*», assure un des vendeurs, manifestement ulcéré par la question. ![Photo 3.JPG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/69f1ad91-10b5-45d5-86a2-87aee527fbc7/large "De bon matin, les hommes de la mer s’empressent de ramener les poissons pêchés de nuit pour les vendre sur les étals de marché. | Heidi.news / WZ") Si la pandémie suivie de l’explosion du port de Beyrouth avait déjà affaibli le pays, la crise financière survenue en 2019 et toujours en cours a peut-être anéantie une bonne partie de l’espoir de la population libanaise. L’inflation, [qui a atteint 270% en glissement annuel en avril 2023](https://www.imf.org/en/News/Articles/2023/06/28/pr23245-lebanon-imf-executive-board-concludes-2023-article-iv-consultation-with-lebanon), a plongé [plus de 8 Libanais sur 10](https://www.unescwa.org/sites/default/files/news/docs/21-00634-_multidimentional_poverty_in_lebanon_-policy_brief_-_en.pdf) dans la précarité. C’est tout simplement, [d’après la Banque mondiale](https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2021/05/01/lebanon-sinking-into-one-of-the-most-severe-global-crises-episodes), l’une des « *crises mondiales les plus sévères depuis le milieu du 19e siècle.*» ### **«Une cigarette et la dynamite a explosé»** Pour tenter de s’en sortir, les habitants de ce qui fut autrefois la «Suisse du Moyen-Orient» sont contraints de travailler nuit et jour. Ainsi, les pêcheurs n’appartiennent plus seulement à la mer. Ils sont aussi taxis, tenanciers de cafés, chauffeurs de bus. Beaucoup ont dû vendre leurs bateaux. «*C’est triste car la pêche est une tradition familiale, c’est un héritage*», poursuit Amir. Acculés, de nombreux pêcheurs se tournent vers les pratiques illégales. À côté de lui, Bassem écoute en approuvant les dires de son ami. Sous un soleil brûlant, assis sur une chaise en plastique, le pêcheur raconte que son père a perdu sept doigts en manipulant de la dynamite. «*Il était en mer. Il y avait de la pluie, du vent. Il s'est allumé une cigarette et la dynamite a explosé. Depuis, il a arrêté d’en utiliser.*» Selon la fondation Safadi, une structure qui développe des projets durables au Liban, 5% des pêcheurs du pays ont recours à la pêche à la dynamite. «*A Tripoli, cette technique a connu une baisse plusieurs années de suite avant de repartir à la hausse en 2019,* souligne Samer Fatfat, consultant à la fondation Safadi. *Sur les plages d'Akkar, elle est demeurée constante.»* ![Photo 4.JPG](https://heidi-17455.kxcdn.com/photos/bd471afb-c872-4099-b9a7-3acec4dee088/large "Il est difficile de deviner quels poissons ont été pêchés avec la technique de la dynamite. Certains spécialistes de la question affirment que les bombes détruisent les colonnes vertébrales des poissons. | Heidi.news / WZ") L’expert constate une recrudescence globale des techniques illégales, en lien avec la dégradation de la situation économique. «*La forme artisanale de la pêche au Liban est une des causes de la difficulté à la contrôler*», poursuit-il. Dans les rivières, la pêche électrique est de retour. En mer, les filets à petites mailles sont utilisés sans état d’âme. Même chose pour la pêche au poison qui affecte toute la chaîne alimentaire. ### **La mer est l’ennemi, il faut survivre** Une loi régissant les règles de la pêche au Liban [existe pourtant depuis 1929](https://faolex.fao.org/docs/pdf/leb144524.pdf) et la dynamite y est formellement interdite. Mais dans un pays qui n'a plus de président depuis un an *(Michel Aoun a démissionné fin octobre 2022, ndlr.)*, la puissance publique se délite et les lois ne sont pas appliquées. L’armée n’a pas les moyens de contrôler les 30 km de littoral entre Tripoli et la frontière syrienne, et manque de carburant pour patrouiller le long des côtes. Rien qu'au port d'El Mina à Tripoli, plus de 1800 pêcheurs sont enregistrés. Les petites embarcations en bois, équipées d'un moteur, font l’objet d’un simple contrôle visuel à l’entrée et à la sortie du port. Une vraie passoire. Il arrive aussi que les autorités soient de mèche avec les hors-la-loi. Sur le port d'El Mina, les pêcheurs illégaux sont connus de tous mais l'omerta pèse sur celui qui oserait les dénoncer. Le président du syndicat de pêche du port, qui sillonne la corniche et les souks de poissons à bord de sa Mercedes noire étincelante, il balaie la question d'un revers de la main: «*Nous n'avons pas la mission d'arrêter les pêcheurs, et s'ils sont arrêtés c'est pour quelques jours de prison seulement.*» Il ajoute, fataliste: «*C'est comme Israël et la Palestine, la mer est l'ennemi contre qui les pêcheurs jettent des bombes pour survivre.*» La corruption coûte cher aux pêcheurs illégaux. Selon l'un d'entre eux, 40% des recettes de la pêche sont destinées à s’assurer que les autorités ferment les yeux, les 60% restant étant partagés entre lui et son équipage. ### **«Sous l’eau j’oublie tout»** En attendant, les dégâts environnementaux s’accumulent. Des pêcheurs vont jusqu’à bombarder la réserve naturelle de l’archipel des Palmiers, en face de Tripoli, où toute activité humaine est théoriquement interdite. Non contentes d’endommager les fonds marins, la pêche à la dynamite contribue aussi à la diminution des stocks halieutiques, les explosions tuant aussi bien les gros poissons que le menu fretin. Sur ces rivages de la Méditerranée, l’histoire tourne souvent à la tragédie. On ne compte plus les cas de pêcheurs aux doigts arrachés par leur propre bombe. Fadi (prénom modifié), photographe sous-marin originaire de Minieh, à 10 km au nord de Tripoli, a eu la main droite pulvérisée par l’explosif d’un pêcheur. «*Cinq jours après l’accident, j’étais de retour dans l’eau*», ajoute ce trentenaire au visage doux, marié et père d’un enfant. Victime collatérale de ces guerres que les hommes mènent sans cesse entre eux et contre la mer, Fadi a son propre remède: > «*Sous l’eau j’oublie tout. La mer, c’est la plus belle chose du monde.*»