Le nombre de soldats quittant leur poste sans autorisation augmente, mais recouvre des situations très différentes. Beaucoup l’utilisent pour obtenir une mutation ou simplement échapper temporairement à l’enfer des combats
A 27 ans, Serhyi a l’impression d’avoir «passé toute [sa] vie dans la guerre». Engagé sur le front du Donbass dès 2014, il a servi trois ans, puis a cru pouvoir commencer une nouvelle vie en Allemagne, avant que la Russie ne le rappelle dans son pays. Le 24 février 2022, il est revenu défendre l’Ukraine face à l’agression provoquée par Moscou.
Spécialiste de la défense antiaérienne dans une brigade d’infanterie de la Marine, il a dû être hospitalisé l’année dernière après un traumatisme psychologique. Après deux mois, il a reçu un ordre de mutation: direction l’infanterie. Inconcevable pour lui: «C’est encore difficile d’en parler. Disons que je voudrais retourner dans une unité de défense antiaérienne, où mes compétences seront utiles.»
Epuisé, très ébranlé par son expérience dans l’armée, il a déserté. «C’est dur à assumer, ma femme n’est pas fière de moi… Mais j’ai besoin de me reposer», plaide pour lui-même ce jeune homme, condamné à vivre dans la semi-clandestinité. Ce jour de janvier, il retrouve d’autres amis au bord d’un étang perdu en lisière d’une forêt, dans la région de Lviv. Parmi eux Ivan*, qui, lui aussi, se cache.
Mâchoires serrées, il confie à demi-mot avoir craqué mentalement. Depuis 2018, il était dans l’infanterie, ces troupes d’assaut qui sont les plus exposées. Il fait presque figure de miraculé: en 2023, il a réalisé que «80% de [ses] amis [étaient] morts». Il a eu besoin de s’éloigner de la fureur des combats.
Les pertes de l’armée ukrainienne sont l’un des secrets les mieux gardés du pays. Des sources occidentales citent des fourchettes comprises entre 50 000 et 100 000 tués. Le journaliste ukrainien Youri Boutoussov, très bien renseigné sur les affaires militaires, a évoqué 70 000 morts et 35 000 disparus, fin décembre. A cette hécatombe s’ajoutent les mutilés et les blessés.
Pour Oleksander, commandant d’une section de 48 éclaireurs déployés dans le Donbass, les recrues ne sont pas assez préparées à l’enfer qui les attend: «On ne leur dit pas assez que l’ennemi essaiera de les tuer 24h/24, par tous les moyens possibles. Quand ils arrivent, ils ne sont pas prêts. On ne leur a pas expliqué à quel point ce serait difficile de se battre contre une armée extrêmement forte.»
L’épreuve du feu dans des conditions dantesques – la neige ou la boue des tranchées sous la menace constante des drones – est d’autant plus difficile qu’elle dure depuis maintenant trois ans, et qu’aucune fin pérenne ne semble se dessiner, malgré la diplomatie tous azimuts entreprise par le président américain Donald Trump. Sans autre horizon que la mort ou la blessure grave pour obtenir leur démobilisation, certains abandonnent leur poste.
Le parquet général a ouvert plus de 20 000 enquêtes pour des cas de désertion, et plus de 40 000 pour un délit de moindre gravité, «l’absence non autorisée» (SZCh, selon l’acronyme en ukrainien). Le total reste très minoritaire à l’échelle d’une armée comptant 880 000 personnes, mais suffisamment préoccupant pour que le gouvernement prenne des mesures pour enrayer le phénomène.
En septembre, une nouvelle loi a été adoptée au parlement pour permettre aux déserteurs «temporaires» (les SZCh) d’être dispensés de peine s’ils acceptent de retourner dans l’armée. La modification a eu un effet immédiat: pour le seul mois de novembre, 8000 soldats ont repris leurs fonctions en utilisant ce mécanisme.
Dans le petit tribunal de Yarolviv, entre la grande ville de l’ouest et la frontière polonaise, les audiences sont presque quotidiennes. Porte-parole de la juridiction, la magistrate Iryna Karpyn explique que les motivations de ces quasi-déserteurs sont très diverses: «Certains ont des problèmes de santé ou de famille… Ils n’ont pas toujours conscience que rentrer chez eux pour s’occuper de leur mère malade va entraîner l’ouverture d’une procédure criminelle.»
Les permissions étant rares et très aléatoires, tous les soldats n’attendent pas le feu vert de leur hiérarchie et se mettent ainsi en faute. D’autres utilisent carrément ce mécanisme pour obtenir une mutation dans l’armée. Toujours empreinte de culture soviétique, l’institution reste cadenassée par une bureaucratie qui a tendance à écraser les individus.
Mykhailo, un soldat de 49 ans jugé à Yarolviv, a contourné ces lourdeurs administratives en désertant temporairement. «En septembre 2024, j’ai exprimé mon souhait de changer d’unité, après avoir été envoyé en mission dans une autre», détaille-t-il auprès du juge. Cette unité lui a davantage plu, il voulait l’intégrer, avec l’accord de son futur commandant, mais les démarches internes n’aboutissaient pas.
Devant la cour, il s’engage à rejoindre son nouveau groupe dans les deux jours. Le tribunal le dispense de peine. Juste avant lui, un jeune militaire de 22 ans avait expliqué la même chose au juge, et obtenu le même résultat. Le président du tribunal, Yuriy Kotlun, justifie: «On les entend et on les libère le plus vite possible pour qu’ils retournent servir sur le front.» Les combats font toujours rage et l’Ukraine a besoin de toujours plus de soldats.
* Prénoms modifiés à la demande des intéressés