Le leader de Killing Joke, groupe majeur de la scène post-punk britannique, est aussi un compositeur classique. A Genève, une ville avec laquelle il entretient des liens profonds, il présente dans le cadre d’Antigel sa relecture symphonique de «The Dark Side of the Moon», le chef-d’œuvre de Pink Floyd

Quand le rock rencontre le classique… Cette promesse n’est pas nouvelle, et on ne compte plus les groupes qui ont joué avec un orchestre symphonique, de Metallica à Björk, en passant par Deep Purple, Nada Surf ou encore The Young Gods. Jaz Coleman, lui, est allé plus loin: issu de la scène post-punk londonienne, il a réarrangé la musique de formations phares de l’histoire du rock afin qu’elle puisse être jouée par des ensembles philharmoniques. Dont l’Orchestre de la Suisse romande (OSR) qui, deux ans après avoir interprété des partitions de Led Zeppelin revisitées par le chanteur et claviériste de Killing Joke, s’attaque la semaine prochaine au répertoire de Pink Floyd, le premier groupe qui a vu Coleman passer des guitares abrasives aux violons cotonneux.

Le musicien britannique, aux origines indiennes par sa mère, a passé l’essentiel de sa vie en dehors du Royaume-Uni. Il a régulièrement séjourné à Genève et a notamment vécu vingt ans en République tchèque. Mais c’est à Buenos Aires, où il s’est installé il y a 2 ans, qu’on le joint en visioconférence afin d’évoquer le projet Us and Them: Symphonic Pink Floyd. «Dans les années 1990, on avait avec Killing Joke le même manager que Roger Waters [cofondateur en 1965 de Pink Floyd]. Un jour, alors que je vivais en Nouvelle-Zélande, il me fait cette proposition: «Si je te paye un billet en première classe, acceptes-tu de réarranger en trois semaines 70% de The Dark Side of the Moon et 30% de The Wall?» C’était avant l’ère du numérique et la sortie du logiciel de composition Sibelius. On devait alors tout faire à la main.»

Un concert en guise de cadeau d’anniversaire

Jaz Coleman se marre franchement à l’évocation de ce souvenir: «Je me suis retrouvé devant six tables remplies de partitions, avec pour compagnons un piano et du champagne. Et trois semaines plus tard, on enregistrait avec le London Philharmonic Orchestra!» L’idée originale était de laisser quelques blancs afin de permettre à des chanteurs et chanteuses issus de la scène rock, comme Sinead O’Connor, de venir poser leurs voix sur quelques titres. «Mais je n’avais pas envie de cela, car cela ne fonctionne jamais. La dernière personne venue du rock avec laquelle j’ai travaillé pour un projet classique, c’est Mick Jagger, et ça n’a pas été concluant. Après l’enregistrement, j’ai alors décidé de remplacer les blancs laissés pour les parties vocales par un violon arabe, comme un clin d’œil à l’activisme de Roger Waters, qui a toujours défendu les droits de l’homme, notamment en Palestine.»

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Cette première expérience fusionnant rock et classique fut pour Jaz Coleman à la fois pleine de désillusions et source de reconnaissance. Le mécène, qui avait promis de financer le projet, s’est rapidement évaporé dans la nature, avant de réapparaître six mois plus tard. «Tout le monde a finalement été payé… sauf moi! Mais même si je n’ai rien gagné, j’ai pu vraiment avoir le son dont je rêvais, avec un double ensemble de cordes et aussi des cuivres, qui généralement ne sont pas associés au rock, car jugées trop martiales. Et en 1995, le disque a fini par être numéro 1 aux Etats-Unis, ce qui a eu un effet décisif sur la suite de ma carrière.»

Ces dernières semaines, le musicien nomade – qui explique travailler comme Salvador Dalí, dans une approche surréaliste – a entièrement réarrangé Us and Them, qui sera présenté dans le cadre du festival Antigel dans une version inédite, avec notamment les 30% manquants de The Dark Side of the Moon, cette pièce maîtresse de l’œuvre pinkfloydienne, qui depuis sa sortie en 1973 est régulièrement considérée comme un des plus grands disques de l’histoire des musiques amplifiées. Jaz Coleman a d’autant plus hâte d’entendre le résultat résonner dans le vénérable Victoria Hall qu’il fêtera ce jour-là son 65e anniversaire.

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Genève, une ville sanctuaire

«J’avais à peine plus de 30 ans lorsque j’ai écrit ces partitions; j’ai évolué depuis, et j’ai essayé de faire quelque chose de plus actuel, poursuit-il en se demandant comment le temps a passé si vite. C’était en outre vraiment important pour moi d’inclure le morceau Wish You Were Here, qui nous rappelle qu’il est tous les jours si facile de mourir. L’année dernière, j’ai perdu un membre de ma famille, un jeune homme qui souffrait comme moi de diabète, quelques mois après la mort de Geordie Walker, le guitariste de Killing Joke.»

Célébrer à Genève un anniversaire symbolisant une retraite qu’il ne prendra jamais a pour le natif de Cheltenham, à quelque 150 kilomètres au nord-ouest de Londres, un goût de madeleine. Il se souvient de l’année 1983, lorsque le manager de Killing Joke leur a dit, à l’occasion d’une date au bout du lac, qu’ils avaient le choix entre le Hilton et la maison, près de l’aéroport, d’un couple d’amis. «On a bien entendu choisi cette seconde option et on s’est retrouvés dans cette grande demeure très rock’n’roll, avec sept chambres. Le lendemain matin, les propriétaires m’ont proposé de revenir quand je voulais, et je me suis dit que ce serait un endroit idéal pour venir écrire, à la fin de notre tournée, le prochain album de Killing Joke. Lorsque j’arrive, je tombe sur Paul Raven, notre bassiste, qui avait eu la même idée! Comme moi, il restera dès lors attaché à Genève, où il finira même par mourir d’une crise cardiaque en 2007. La ville est devenue comme un sanctuaire.»


Us and Them: Symphonic Pink Floyd, Victoria Hall, Genève, mercredi 26 février à 20h dans le cadre du festival Antigel. Complet.


Killing Joke, «un pilier de la sensibilité gothique»

Jaz Coleman a 14 ans lorsque sort en 1974 The Dark Side of the Moon, le chef-d’œuvre de Pink Floyd. «C’était ma première incursion dans le rock, un point de bascule. Qu’est-ce que j’ai adoré ce disque! Puis le punk m’a frappé de plein fouet et tout est reparti de zéro.» Cinq ans plus tard, l’Anglais n’a même pas 20 ans lorsqu’il fonde Killing Joke avec le batteur Paul Ferguson – deux autres musiciens seront recrutés par annonce. Le Royaume-Uni est alors en plein bouillonnement post-punk, avec une foultitude de jeunes groupes au son parfois approximatif et expérimental, mais qui poseront les bases de ce qui deviendra des courants comme la new wave, le gothique ou le rock industriel.

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«On a eu beaucoup de chance, car lors des 15 premiers concerts de Killing Joke, on était accompagnés par deux membres des Sex Pistols, qui étaient en quelque sorte comme des mentors. John Lydon a même fait une session d’enregistrement avec nous. Aux côtés de John Peel, le DJ de la BBC, il nous a permis de décoller rapidement, et de partir par exemple en tournée avec Joy Division. On avait vraiment l’impression de faire partie de quelque chose, c’était une époque géniale.»

Un groupe impossible à classer

Dans son livre Rip it Up and Start Again: Postpunk 1978-1984 (Faber & Faber, 2009), le critique rock Simon Reynolds définit ainsi le groupe: «Aux côtés de Bauhaus, The Banshees et The Birthday Party, le quatrième pilier du son et de la sensibilité gothiques était Killing Joke.» Jaz Coleman sourit: «On a été associés à tellement de sous-genres… On a d’ailleurs participé à des festivals alternatifs, gothiques et même de métal… Dans les magasins de disques, vous ne saviez pas sous quelle étiquette nous trouver. Je n’ai jamais été amateur de métal, mais bizarrement les métalleux nous adorent.»

En 1984, Killing Joke connaîtra le succès avec le single Eighties. A la fin du clip, on pénètre à la lumière de torches dans les entrailles d’un squat. La séquence a été filmée à Genève, à la rue d’Argand. «On y a joué deux soirs, c’était une des périodes les plus heureuses de ma vie. C’est la première fois qu’on interprétait Eighties, qui plus tard inspirera Nirvana pour Come As You Are. On logeait chez un punk dont les parents étaient partis dans leur chalet à la montagne. On s’est bien défoncés, et j’étais vraiment heureux.»

Hérault post-punk, Jaz Coleman étudiera alors la musique classique et arabe entre des pays de l’Est et Le Caire, et laissera peu à peu sa passion pour la musique orchestrale s’exprimer, en marge de ses retrouvailles régulières avec Killing Joke. «J’ai utilisé en quelque sorte l’argent gagné avec une carrière pour en financer une deuxième, qui a démarré en 1990 avec Songs from the Victorious City [un album enregistré avec Anne Dudley, du groupe Art of Noise] puis décollera vraiment en 1993 avec Pink Floyd Symphonic