Didon succombe à son amour pour Énée en sachant qu’elle y perdra son statut royal. Elle perd finalement l’amour et la vie. Un sacrifice qui émeut au plus haut degré Marie-Claude Chappuis, la mezzo-soprano fribourgeoise qui chante la reine dans l’opéra de Purcell
Marie-Claude Chappuis est croyante. Un Christ en croix est accroché au mur de son immense pièce de travail et de vie, dans sa maison de Sommentier, dans le canton de Fribourg. Elle dit chanter pour l’amour de Dieu. Autant dire que le sacrifice est un thème qui compte pour elle. « Le plus grand sacrifice, pour moi, c’est celui du Christ qui nous sauve par sa mort. C’est le geste de désintéressement pur : l’oubli de soi par amour du prochain. Comme celui de tant de saints. Ou celui de Maximilien Kolbe, ce père franciscain déporté à Auschwitz qui s’est offert à mourir à la place d’un père de famille polonais qui avait apporté son soutien aux juifs persécutés. »
La mezzo-soprano a beaucoup chanté Didon, notamment à Berlin dans le spectacle de la chorégraphe Sasha Waltz. Elle reprend le rôle après l’avoir abordé dans la production de Peeping Tom que la pandémie avait fauchée à son envol, début 2021, au Grand Théâtre – elle y chante également les deux petits rôles de la Magicienne et de l’Esprit. Après des répétitions éprouvantes chantées avec des masques FFP2, le spectacle avait été présenté une seule fois devant 50 spectateurs pour un enregistrement vidéo. Il est aujourd’hui repris avec les mêmes artistes (lire également l’interview d’Emmanuelle Haïm en page 12).
On résume : Didon, reine de Carthage, s’éprend d’Énée. Mais celui-ci reçoit par maléfice l’injonction de quitter Carthage pour aller fonder Rome. Il annonce son départ puis fait volte-face. Mais Didon outragée refuse ce repentir et se donne la mort, adressant à sa suivante le plus beau lamento jamais écrit, sur une mélodie chromatique descendante aux accents poignants : « Remember me, but ah! forget my faith » (« Souviens-toi de moi, mais oublie ma destinée ! »). Face au sacrifice tardif d’Énée, prêt à braver les dieux au nom de l’amour, Didon préfère sacrifier son amour au nom de sa dignité.
« Le moment le plus fort de l’opéra, dit Marie-Claude Chappuis, c’est quand Didon comprend qu’elle ne peut plus vivre. En succombant à son amour pour Énée, elle a pris un risque immense. Celui de déchoir de sa stature royale, de décevoir son peuple. Elle quitte sa posture pour s’ouvrir à la fragilité d’une amoureuse. Elle vit alors des moments d’une beauté infinie, de joie, de tendresse, on peut imaginer qu’elle les découvre. Et ça la rend belle. Mais le déchirement sera d’autant plus intense lorsqu’elle comprendra que cet amour est impossible. Qu’Énée préfère la conquête à l’amour. Didon se sacrifice pour son peuple : elle a failli, elle a quitté la position noble qui était sa force, elle ne peut supporter l’affront de rester reine après cette déchéance. Elle meurt plutôt que de vivre cette honte sociale. »
Didon est l’inverse de Carmen, autre rôle « signature » de Marie-Claude Chappuis. « Ah oui, Carmen c’était mon rôle préféré, je vais encore le chanter à Madrid. Elle préfère sacrifier sa vie à sa liberté. Alors que Didon n’a pas la liberté d’aimer parce qu’elle est reine. Or, l’amour c’est la vulnérabilité. Cela dit, les deux héroïnes ont en commun la noblesse d’âme et l’acceptation de leur destin. »
Et dans quelle disposition d’esprit se trouve Marie-Claude Chappuis lorsqu’elle chante le lamento de Didon, cet air mythique que les plus grandes voix ont marqué de leur empreinte, de Janet Baker à Jessye Norman ? « Il est important que chaque interprète de Didon soit un peu Didon à cet instant, avec tous les chagrins qu’elle a traversés, dans sa peur de la mort, dans l’acceptation du destin qui est le sien. Il faut tâcher d’être soi-même confrontée à sa propre mort ou à celle de ses proches. Il faut ressentir et exprimer la fragilité des amours humaines qui ont conduit à des joies et des désespoirs immenses, à des trahisons parfois. Si on cherche à assurer vocalement, à rester dans le contrôle, on passe à côté de la vulnérabilité. Il s’agit de laisser chanter l’âme. Dans ma vie j’aime être au plus près de ma sincérité et accepter les risques qui vont avec cette sincérité. Je supplie toujours le ciel de me venir en aide pour le chanter bien, ce lamento. C’est un air qui traverse le temps et les possibilités humaines, alors j’ai besoin d’aide. »
J’aime être au plus près de ma sincérité et accepter les risques qui vont avec cette sincérité.
Fille d’une choriste et jodleuse, et d’un chef de chœur, Marie-Claude Chappuis est née à Fribourg. C’est dans le conservatoire de cette ville qu’elle a commencé ses études de chant qu’elle a poursuivies au Mozarteum de Salzbourg. Après quelques mois à l’Opéra d’Innsbruck, elle déploie une carrière internationale marquée par les rôles de Carmen, Idamante (sous la direction de Nikolaus Harnoncourt), Didon ou la Belle Hélène, mais aussi par le chant baroque, le Lied et par des chants populaires dont elle a déjà réalisé deux enregistrements. Le prochain sera consacré à des chants populaires des régions alpines. Marie-Claude Chappuis a fondé en 2001 le Festival du Lied à Fribourg.
Didon & Énée au Grand Théâtre de Genève
Du 20 février au 26 février