ÉDITORIAL. Les inégalités technologiques se retrouvent tant dans l’accès au matériel que dans la maîtrise des outils. Les autorités tentent de rendre le numérique plus inclusif, mais elles oublient qu’il serait parfois préférable de renoncer à certains projets de numérisation
La numérisation de la société progresse à pas de géant, laissant de côté celles et ceux qui n’en maîtrisent pas les codes. Le phénomène concerne autant les entreprises que les administrations publiques. Car les rares secteurs qui ne se sont pas encore entièrement convertis aux bienfaits du progrès informatique sont désormais perçus avec dédain. Ils sont volontiers décrits comme étant en retard, à grand renfort de comparatifs entre pays, rédigés par d’obscurs cabinets de conseil.
La pression est forte. L’essor de l’intelligence artificielle générative accélère encore cette tendance, puisqu’elle s’accompagne de grandes promesses quant à la possibilité d’automatiser toujours plus de tâches. Le discours dominant est clair: les entreprises, les administrations mais aussi les particuliers doivent adopter ces technologies, sans quoi ils seront dépassés, voire déclassés.
Songez au marché de l’emploi: qui peut aujourd’hui postuler auprès d’une entreprise sans avoir accès à un ordinateur, ne serait-ce que pour préparer un curriculum vitæ? Certains employeurs exigent même des vidéos de postulation, ce qui nécessite de disposer d’un smartphone et d’en maîtriser l’utilisation. Les compétences ne sont donc pas seules en cause dans les inégalités provoquées par la fracture numérique: l’accès au matériel les exacerbe.
De plus en plus d’administrations incitent les citoyens à recourir aux démarches en ligne parce qu’elles facilitent le traitement des informations. Mais ce qui semble d’une simplicité déconcertante aux populations les plus connectées relève du chemin de croix pour les personnes qui ont un faible niveau de compréhension du numérique – plus de 20% de la population en Suisse en 2023 selon l’Office fédéral de la statistique.
En Suisse, la numérisation de notre quotidien franchira encore une nouvelle étape avec le déploiement d’une identité numérique (e-ID) émise par la Confédération, probablement dès 2026. Si celle-ci doit être facultative, tout porte à croire que son utilisation se révélera indispensable dans bien des secteurs. Elle sera en tout cas fortement recommandée. Pour s’en servir, il faudra posséder un smartphone, et tous ne seront pas éligibles pour des questions de compatibilité technique.
Si le numérique facilite beaucoup de choses, l’appréhender n’est pas une mince affaire. Les autorités sont de plus en plus conscientes qu’une part non négligeable de la population est laissée de côté. Elles tentent de limiter la fracture numérique, comme en ville de Genève. Mais encore trop souvent la numérisation reste la réponse à tout, alors qu’il suffirait parfois de maintenir les processus qui ont été éprouvés et qui sont maîtrisés par la majorité. Cela demande toutefois du courage.