OPINION. Le frein à l’endettement serait plus efficace en cette époque instable si l’on anticipait mieux les crises à venir, écrit l’ancien vice-président de la BNS et directeur honoraire du Centre E4S, Jean-Pierre Danthine, qui suggère qu’un groupe d’experts non partisans pourrait juger au cas par cas, en sortant de son application bête et méchante
Depuis le début de ce siècle, la gestion des finances publiques de la Confédération a été placée sous le signe du frein à l’endettement, un article constitutionnel approuvé en 2001 par 85% des citoyens prescrivant que les recettes et les dépenses de la Confédération doivent être équilibrées sur le moyen terme. Pour juger du succès de cet instrument, il suffit de mesurer le poids de la dette publique et les problèmes qu’il pose dans les pays voisins (France, Italie…) et plus éloignés (Etats-Unis).
Le fondement logique du frein à l’endettement est établi: en démocratie, les tentations politiciennes de court terme rendent extrêmement difficile une gestion financière rigoureuse. Un outil contraignant prescrivant d’adopter une perspective budgétaire globale dans la prise de décisions publiques constitue un atout majeur. Démocratiquement, un tel mécanisme institutionnel ne va pas de soi. Il est en effet paradoxal de penser atteindre de meilleurs résultats en contraignant ses décisions futures plutôt qu’en gardant toutes ses options ouvertes. Très intuitivement, c’est pourtant le cas lorsque l’analyse préalable de la situation montre que certaines tentations seront irrésistibles et conduiront à des évolutions sous-optimales. Ulysse, le héros de la mythologie grecque, montrait déjà la voie lorsqu’il demandait à ses équipiers de l’attacher au mât de son bateau pour éviter de succomber au chant ensorceleur des sirènes et de fracasser son navire contre les rochers.
La contrainte qui en découle peut cependant être vue comme trop brutale dans des situations spécifiques. C’est sans doute le cas actuellement. Dans un monde instable marqué par de fortes incertitudes et nécessitant de profondes remises en question, ne serait-il pas opportun de tirer avantage de la situation fiscale favorable dont nous héritons, grâce au frein à l’endettement, pour élargir la marge de manœuvre de la Confédération? Investir maintenant pour se donner toutes les chances de mieux surmonter les obstacles qui pointent à l’horizon? Après tout, à quoi sert-il d’être discipliné pendant deux décennies si l’on ne peut exploiter l’avantage qui en résulte à cause de l’instrument même ayant conduit à ce succès?
A cette observation de bon sens, les supporters du frein à l’endettement répondent que la loi correspondante prévoit déjà qu’en cas de crises exceptionnelles, le frein à l’endettement peut être assoupli et que c’est ce qui a été fait, à juste titre, lors de la pandémie de Covid-19. Mais cette réponse est un peu courte: pourquoi faut-il attendre une crise pour desserrer la contrainte? Pourquoi ne pas plutôt utiliser la marge à disposition pour anticiper ou prévenir les crises? Plus généralement, pourquoi ne pas assouplir le frein dans le cas d’investissements dont on peut garantir qu’il sera moins cher et positif pour la collectivité de les entreprendre aujourd’hui plutôt que demain? Financer la rénovation accélérée de bâtiments, c’est-à-dire faire aujourd’hui à prix plus bas ce qu’on devra de toute façon faire demain et, dans la foulée, limiter nos émissions de CO2 et contribuer à la lutte contre le changement climatique, est un exemple d’investissements dont on peut arguer que, dans un monde parfait (ce que les économistes appellent le «first best»), ils devraient échapper à la contrainte imposée par le frein. Prendre des mesures pour accélérer l’indispensable électrification de la mobilité individuelle (financer les bornes de recharge aujourd’hui plutôt que demain) en est un autre.
Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde parfait et les supporters de la rigueur budgétaire ont des raisons de redouter l’ouverture de la boîte de Pandore et la perte de l’avantage démocratique que le frein représente. Le refus de reconnaître la justification fondamentale de l’instrument couplé à la perception, commune dans certains cercles, qu’il y a toujours assez d’argent – il suffit de taxer les riches – conduit à un blocage dommageable.
On ne doit pas se contenter de le regretter. Le monde change de manière radicale. La Suisse ne peut pas passivement se reposer sur ses lauriers si elle veut être préparée. Dans le cas qui nous occupe, il serait justifié de réfléchir à comment améliorer cette institution nécessaire qu’est le frein à l’endettement pour dépasser son statut «bête et méchant» actuel et en faire un instrument qui atteint son but avec un soupçon d’intelligence supplémentaire.
Une possibilité concrète serait de s’inspirer de ce qui a été fait avec succès dans le domaine monétaire avec l’institutionnalisation de banques centrales indépendantes. Par analogie, il s’agirait de donner le pouvoir de décider d’exceptions au frein à l’endettement à un groupe restreint d’experts non partisans, pourvu d’un mandat précis et de règles contraignantes. Ces experts entreraient en matière dans le cas de dépenses d’investissement non récurrentes dont la rentabilité financière ou sociale serait démontrable. Ils devraient bien sûr s’assurer qu’il ne s’agit pas de contourner le frein à l’endettement en finançant des dépenses qui auraient normalement dû faire partie du budget ordinaire.
Pour qu’il résiste au chant des sirènes, laissons Ulysse solidement attaché afin qu’il ne puisse pas altérer la direction de la navigation, mais donnons-lui un peu de marge manœuvrière si elle lui permet d’augmenter la vitesse de croisière!