OPINION. La Confédération doit absolument continuer de subventionner le Musée international de la Croix-Rouge, écrit l’ancien directeur de la communication au CICR Alain Modoux, pour qui un abandon affaiblirait encore la position suisse, déjà menacée par les réalités géopolitiques
Le 2 décembre 1971, premier jour de l’indépendance des Emirats arabes unis, j’étais l’hôte de cheikh Zayed ben Sultan Al Nahyane, premier président de la Fédération nouvellement indépendante, qui m’avait reçu sous sa tente, en plein désert, et qui m’avait fait l’honneur de m’inviter à partager avec lui son repas de la demi-journée, auquel avaient également été conviés les ambassadeurs des Etats-Unis et du Pakistan. Sous l’œil vigilant de quelques gardes britanniques, dernier vestige du protectorat, et conformément à la tradition bédouine, nous mangions assis à même le sol, avec nos doigts, et buvions de l’eau d’Evian tirée d’un stock de plusieurs dizaines de bouteilles entassées au fond de la tente.
Accueilli la veille à l’aéroport d’Abu Dhabi par les services du protocole, j’avais été conduit en voiture pendant plus d’une heure et demie à travers le désert pour être hébergé dans un superbe hôtel flambant neuf, le Hilton Al Aïn (je n’ai pas oublié le nom vu qu’il correspond plus ou moins à mon prénom) où j’étais censé séjourner pour une durée indéterminée, dans l’attente d’être reçu par le président Zayed dès son retour de la chasse! Le but de ma visite était de lui présenter les félicitations et les vœux du CICR et de lui décrire brièvement la mission et les besoins financiers de l’institution. L’administration du CICR m’avait en effet demandé de profiter de mon déplacement à Bagdad pour m’arrêter 48 heures à Abu Dhabi, anticipant que les Emirats arabes unis avaient le potentiel pour devenir un important partenaire stratégique et financier du CICR au Moyen-Orient.
Aurais-je pu imaginer, il y a plus de 53 ans, qu’un jour, les Emirats arabes unis, plus précisément Abu Dhabi, seraient envisagés comme possible lieu d’accueil du Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, en cas de déménagement de ce dernier de Genève, faute d’un financement suisse adéquat?
Le transfert éventuel du musée, qui expose des pièces historiques uniques comme les archives des prisonniers de la Première Guerre mondiale, serait la conséquence de la décision prise par les autorités fédérales de supprimer la subvention annuelle d’un peu plus de 1 million de francs par an qu’elles versent à l’institution. On devine déjà les commentaires sarcastiques des médias internationaux, atterrés d’apprendre que les finances de la Suisse ont atteint un tel niveau d’alerte que le pays doit renoncer à soutenir l’une des principales institutions illustrant le rôle majeur que Genève, et à travers elle la Suisse, a joué et continue de jouer sur la scène internationale, cela depuis plus d’un siècle et demi. Quel gâchis!
L’évocation insidieuse de cet éventuel déménagement a lieu au moment où les Etats du Golfe jouent un rôle de plus en plus en vue dans le domaine humanitaire, qu’il s’agisse du Qatar à Gaza ou des Emirats arabes Unis dans le cadre du conflit opposant la Russie à l’Ukraine. La médiation d’Abu Dhabi vient de permettre l’échange de centaines de prisonniers de guerre entre Moscou et Kiev, ce qui constitue évidemment une excellente nouvelle à la fois pour les prisonniers et leurs familles.
On peut toutefois s’étonner que le CICR n’ait pas été associé à ces opérations. Vu de l’extérieur, le curseur humanitaire semblerait donc se déplacer lentement mais inexorablement de la Suisse vers le Golfe. Les réalités géopolitiques contribuent probablement à ce glissement, aidées en cela par une politique de neutralité helvétique comprise de manière inégale selon les capitales.
L’intention des autorités fédérales de couper sa subvention au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, même si elle ne se concrétise pas, contribue à embrouiller les esprits et affaiblit sensiblement l’image de la «Genève internationale». Déjà, certains imaginent que le message déposé dans une capsule le 9 novembre 1985 par Raïssa Gorbatchev et Nancy Reagan lors de la pose de la première pierre du musée sera transféré à Abu Dhabi! Leur message commun en trois langues exprimait «l’espoir que ce musée contribuerait à la compréhension et au renforcement de la Croix-Rouge et inciterait les générations futures du monde entier à rechercher la paix et l’harmonie pour l’humanité».
L’«esprit d’Abu Dhabi» va-t-il succéder à l’«esprit de Genève», si bien résumé par Kofi Annan dans le discours qu’il avait prononcé en 2006 à l’occasion de la remise du Prix de la Fondation pour Genève? «A bien des égards, Genève incarne ce que les Nations unies représentent: un carrefour de la tolérance, de la paix et de la démocratie; un lieu de rencontre des langues, des religions et des cultures, de la société civile, du secteur privé et du secteur public – en bref, de l’humanité dans toute sa diversité.»