CHRONIQUE. Aux Etats-Unis, en Irlande ou en Espagne, la croissance ne suffit pas à contenter les citoyens. Selon notre chroniqueur, c’est que décideurs et électeurs ne parlent pas la même langue économique

«C’est l’économie, stupide!» C’est le slogan popularisé par la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992. Le président Biden a suivi son conseil. L’économie américaine a crû de 2,7% en 2024, l’inflation est tombée à 2,7% et le chômage à 4,2%. Et il a perdu les élections.

En dix ans, le PIB de l’Irlande a pratiquement doublé, méritant son nom de «tigre celtique». La balance des comptes courants atteint un record d’environ 17% du PIB. Le chômage est descendu à 4,2%. Pourtant, les deux partis traditionnels, le Fianna Fail et le Fine Gael, perdent leur suprématie. Aux dernières élections, le Sinn Féin, associé à l’IRA, remporte 19% des voix.

L’Espagne est une autre star de l’Europe avec une croissance de 3,4% et une inflation à 2,8%. Malgré cela, son premier ministre, Pedro Sanchez, est empêtré dans un gouvernement minoritaire qui peut sombrer à chaque instant. Et dans d’autres pays qui vont plutôt bien économiquement, comme les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège ou la Pologne, c’est l’extrême droite radicale qui menace de tout faire basculer.

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Il en est de même pour l’Allemagne et la France, qui ne sont plus les locomotives économiques du continent. Là aussi, les électeurs grondent. Pour certains, Javier Milei en Argentine devient un héros avec son «anarcho-capitalisme». Certes, il a réduit en novembre l’inflation à 166% sur une année, mais le taux de pauvreté atteint 52,9% au deuxième trimestre.

Et maintenant, on attend Elon Musk en «président bis» à Washington où s’installe une ploutocratie américaine new look. Mais que veulent les gens?

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Pouvoir d’achat vs chômage

En premier lieu, ils veulent savoir comment l’économie va développer ou, au pire, maintenir leur niveau de vie. Celui-ci est directement proportionnel à l’argent qui va rester aux ménages après avoir payé les dépenses incompressibles, comme les impôts, le loyer, la nourriture, le chauffage ou l’électricité. En d’autres termes, c’est le revenu disponible. L’objectif est qu’il représente un tiers des revenus totaux du ménage.

Le plus grand danger perçu est l’augmentation cumulée des prix, qui est désormais la préoccupation centrale dans la plupart des pays. Ce n’est pas l’inflation, qui est une accélération annuelle, ni le déficit budgétaire, ni la balance commerciale, ni la dette publique, qui ne représentent rien de concret pour la plupart des gens. C’est l’accroissement du coût de vivre sur plusieurs années.

En deuxième lieu, vient l’emploi. De nouveau, les économistes se trompent en se focalisant uniquement sur les chiffres du chômage. Certes, ils sont importants, mais ils ne représentent pas toutes les frustrations de la population. Par exemple, de nombreuses personnes sont théoriquement employées, mais pas selon leurs attentes, par exemple avec des contrats à durée déterminée.

De plus, l’OCDE vient de dévoiler un aspect essentiel de cette frustration en calculant le nombre d’employés qui sont «surqualifiés», et donc sous-payés, par rapport à leurs compétences. Un tiers environ des travailleurs seraient en inadéquation par rapport à leur emploi, leur diplôme ou leurs expériences. Cela se traduirait par un manque à gagner de 12% par rapport à leur salaire potentiel, et beaucoup de frustrations.

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PIB vs bien-être

Finalement, les gens veulent que l’économie entre dans leur monde et parle leur langage. Ce fut la force de Donald Trump. Son argumentaire de victime du système et des élites créa un lien avec tous ceux qui avaient le même ressentiment. Sa simplification manichéenne des problèmes fut compréhensible par une population dont, toujours selon l’OCDE, 30% des adultes ont un niveau de compréhension comparable à celui d’un enfant de 10 ans.

Il serait faux de dire que les économistes ne se sont jamais occupés des problèmes au quotidien des gens. Gary Becker (1930-2014) a étudié l’impact économique des minorités, du crime, et a fait un traité sur l’économie de la famille. Daniel Kahneman (1934-2024) a même étudié l’économie du bonheur. Les deux ont reçu le Prix Nobel.

Pourtant, nous continuons à croire que les gens comprennent ou ont confiance dans la statistique reine: le PIB. Dans un formidable discours à l’Université du Kansas le 18 mars 1968, Robert Kennedy déclarait:

«Le PIB compte le fusil de Charles Whitman et le couteau de Richard Speck [deux tueurs en série], ainsi que les programmes télévisés qui glorifient la violence pour vendre des jouets à nos enfants. Pourtant, il ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur éducation ou de la joie de leurs jeux. Il n’inclut pas la beauté de notre poésie ou la force de nos mariages, l’intelligence de notre débat public ou l’intégrité de nos fonctionnaires…

»Il mesure tout en somme, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.»

Deux mois et demi plus tard, il était assassiné.


Pendant seize ans, j’ai eu le privilège d’être le président du journal «Le Temps». Puis, après plus de 170 chroniques, cette belle aventure s’achève aujourd’hui. Celle qui suit sera la dernière.

Toutes les bonnes choses ont une fin. «Le Temps» remercie chaleureusement Stéphane Garelli pour son engagement qui vous a, entre autres, chers lecteurs et chères lectrices, permis de profiter pendant des années de son regard aiguisé sur l’économie mondiale.