A l’heure des sorties de prison et des retours à la maison, les besoins psychiatriques sont massifs mais le personnel et les moyens manquent. Reportage dans un centre de soin près de la frontière turque

Mutiaa le répète trois fois, elle est «stressée». Son mari, toujours en colère depuis qu’il a été grièvement brûlé au visage par des bombardements, n’arrête pas de crier sur leurs deux enfants qui, eux, sont malades. C’est pour les soigner qu’elle est venue ici, dans ce centre de Médecins du monde nommé «Salam» (paix en arabe), adossé à un vaste camp de réfugiés entre Idlib et la frontière turque. Mais les médecins ont rapidement identifié chez elle et ses enfants des besoins psychologiques. Alors tous les membres de la famille viennent s’épancher une fois par semaine dans le petit cabinet de santé mentale du centre, aménagé dans un conteneur.

La chute du régime de Bachar el-Assad n’y change rien, au contraire. «On est soulagés que l’injustice soit derrière nous, mais notre maison est détruite, nos arbres ont été arrachés et même notre terrain a été utilisé pour élever des barricades». Cela fait maintenant dix ans que Mutiaa et sa famille vivent dans un camp de réfugiés, et leur situation mentale est au plus bas: «Tout le monde a des pensées suicidaires. Moi, mon mari, nos enfants de 7 et 11 ans, nos voisins. Heureusement que l’on bénéficie de leurs bons conseils, ce sont des anges», fait-elle en désignant du menton les deux assistants psychosociaux et le psychologue.

Reportage dans les centres de soins dans la ville et les camps de réfugiés de Qah, en Syrie, proche de la frontière turque, le 5 janvier 2024. Ici: les camps. — © Nora Teylouni pour Le Temps
Reportage dans les centres de soins dans la ville et les camps de réfugiés de Qah, en Syrie, proche de la frontière turque, le 5 janvier 2024. Ici: les camps. — © Nora Teylouni pour Le Temps

Stigmatisation

Wassim Alkoussef officie depuis deux ans, et il a déjà reçu 933 patients. Il les divise en trois catégories: ceux qui sont impliqués dans l’horreur, c’est-à-dire les soldats et les humanitaires, ceux qui ont assisté à l’horreur, c’est-à-dire les témoins directs, et enfin ceux qui ont entendu parler de l’horreur, c’est-à-dire les proches. «Anxiété, dépression, stress post-traumatique, addiction, flagellation: plus de 90% de la population syrienne souffre psychologiquement des effets de cette guerre», assure le psychologue, lui-même déplacé, comme la majorité des employés de l’organisation.

Mais tous ne viennent pas consulter. «Dans la région, il y a une stigmatisation du recours à l’aide psychologique. Ceux qui en bénéficient peuvent être moqués, vus comme fous, principalement les hommes. Par conséquent notre patientèle est surtout féminine», explique le docteur. Pour combattre cette stigmatisation, Médecins du monde a veillé à intégrer pleinement le service de santé mentale dans ses centres médicaux qui traitent également la médecine générale, et ses spécialistes font parfois de la sensibilisation à la thématique dans les camps adjacents.

Hausse des besoins

Malgré cette stigmatisation, la psychologue Sahar Najar s’attend à une nouvelle vague de patients. «Il y a bien sûr les besoins des prisonniers qui sortent d’une détention longue et atroce, et ceux de leurs proches, mais il y aura aussi les besoins des déplacés qui reviennent à la maison. Par exemple, un enfant qui retrouve les lieux où il a perdu son père revivra son traumatisme et aura besoin d’aide». En 2024, MSF a recensé un chiffre record de 34 suicides dans le nord-ouest de la Syrie. Et selon un rapport de l’ONU daté du 2 janvier, quelque 486 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays sont déjà revenues chez elles, un chiffre auquel il faut ajouter 115 000 personnes rentrées depuis les pays limitrophes.

Pour faire face à cette vague à venir, les infrastructures manquent. Dans tout le nord de la Syrie où se sont réfugiés la majorité des déplacés du pays et où l’OMS estime à un million le nombre de personnes atteintes dans leur santé mentale, seuls deux psychiatres diplômés exercent. Pour combler cette pénurie, Médecins du monde a mis en place une formation expresse à destination de ses médecins généralistes, pour leur permettre de prescrire une médication adéquate aux patients psychologiquement instables. «Mais ce n’est pas idéal, il faudrait des spécialistes, pas seulement en psychiatrie mais également en traitement des addictions. Beaucoup de patients cèdent aux sirènes de drogues nombreuses et très facilement disponibles. Or on est démuni pour les accompagner efficacement», déplore Sahar Najar.

Manque de moyens

Dans l’urgence de l’aide humanitaire, difficile de prioriser l’assistance psychologique. «La santé mentale coûte cher, surtout en raison de la formation qu’elle nécessite, et on n’en mesure pas l’impact directement, contrairement à la distribution de colis alimentaires. Or les bailleurs de fonds veulent des résultats rapides, directs et visibles», constate Hakan Bilgin, fondateur et président de l’antenne turque de Médecins du monde, qui opère dans le nord de la Syrie.

Reportage dans les centres de soins dans la ville et les camps de réfugiés de Qah, en Syrie, proche de la frontière turque, le 5 janvier 2024. — © Nora Teylouni pour Le Temps
Reportage dans les centres de soins dans la ville et les camps de réfugiés de Qah, en Syrie, proche de la frontière turque, le 5 janvier 2024. — © Nora Teylouni pour Le Temps

Cet expert en santé publique insiste: «Ce domaine ne doit surtout pas être mis de côté. La reconstruction du pays sera moins efficace sans un soutien psychologique à la hauteur. Et avec la fin du régime, les besoins de santé mentale vont s’accroître de façon exponentielle». En collaboration avec le Ministère syrien de la santé et l’ambassade de Turquie, l’organisation humanitaire est en train d’établir une liste exhaustive des détenus libérés, afin de les identifier et de les aider.

Paradoxalement, alors que le pays est au centre de l’attention médiatique, les ONG qui y opèrent sont au bord du gouffre, victimes du désintérêt pour la région jusqu’à il y a à peine un mois. «Juste avant la chute du régime, toutes les ONG étaient en train de fermer boutique, explique Hakan Bilgin. Il était devenu difficile de trouver du financement pour la Syrie, où les opérations sont coûteuses car organisées depuis les pays limitrophes». A moins de nouvelles promesses de financements, Médecins du monde devra fortement réduire la voilure d’ici trois mois.

Reportage dans les centres de soins dans la ville et les camps de réfugiés de Qah, en Syrie, proche de la frontière turque, le 5 janvier 2024. — © Nora Teylouni pour Le Temps
Reportage dans les centres de soins dans la ville et les camps de réfugiés de Qah, en Syrie, proche de la frontière turque, le 5 janvier 2024. — © Nora Teylouni pour Le Temps