Dans une fable écologique située dans un futur proche, Caroline Martinez mêle neurosciences, ésotérisme et références bibliques

Sur la page de garde de son cinquième roman, Carole Martinez reconnaît d’emblée son emprunt à Charles Baudelaire. «Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute» est un vers du poème Le Goût du néant, recueilli dans Les Fleurs du mal. La voix du poète y exprime sa capitulation face à un monde désenchanté – «Le Printemps adorable a perdu son odeur!» – et annonce sa propre disparition, inéluctable. Cent soixante ans plus tard, le monde décrit par la romancière est devenu hostile et dangereux, déstabilisé par les sociétés humaines qui malmènent les grands équilibres naturels.

L’histoire se passe dans un futur proche. Eva a fui son mari violent resté à Paris et s’est réfugiée en Camargue avec sa fillette de 8 ans, la lumineuse Lucie. Recluse dans une cabane de gardian, la jeune femme tente de faire le point, loin des fracas du monde, au cœur d’une nature grandiose qui semble encore préservée des grands bouleversements climatiques. Mais, dans la nuit du 1er au 2 février à 1h48, survient un événement inédit: depuis le méridien qui passe exactement par la cabane où se trouvent Eva et Lucie, tous les enfants du monde, emportés par un même rêve, se mettent à hurler pendant exactement cent douze secondes. Telle une vague suivant la rotation de la Terre, le Cri universel s’éteint 24 heures plus tard, en revenant au méridien initial.

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Terreurs enfantines

Depuis Le Cœur cousu, premier roman paru en 2007 qui lui a valu de multiples distinctions, Carole Martinez insuffle à ses écrits une grande part de surnaturel. Les esprits y côtoient les vivants, les temporalités se superposent, les terreurs enfantines rivalisent avec les éclats de merveilleux. Comme le roman initial, Du Domaine des murmures, La Terre qui penche et Les Roses fauves donnent tous à entendre des voix féminines qui racontent sur le mode du conte leurs blessures, leur affranchissement suivi d’une possible résilience. Chacune y affronte avec courage le poids des héritages familiaux et les violences masculines.

Eva, la narratrice de Dors ton sommeil de brute, s’inscrit dans cette lignée de femmes puissantes. Docteure en neurosciences, spécialiste du sommeil, elle s’intéresse de près aux songes de son enfant: «Lucie était une grande rêveuse, comme d’autres sont de merveilleux musiciens. Très tôt, elle avait su partager le moindre détail de ses aventures nocturnes et je l’y avais encouragée.» Cependant, malgré sa virtuosité onirique, la fillette est incapable de se souvenir du rêve qui a provoqué son hurlement contagieux dans la première nuit de février.

La rencontre d’un géant

Grâce à la rencontre d’un «géant barbu» habitant seul à quelques encablures de sa cabane, Eva comprend peu à peu que sa fille est l’initiatrice, la «Porte-rêve» des songes successifs (il y en aura dix) qui se transmettent à tous les enfants dispersés autour de la Terre. Chaque chapitre du roman commence par l’évocation poétique d’un rêve collectif. «Nous sommes tous les enfants endormis, nous partageons le même sommeil. Nous dormons sur un ventre de terre qui nous berce et nous saigne», proclame, en ouverture du premier chapitre, un chœur emmené par João, jeune Brésilien âgé de 12 ans. Chacun de ces rêves annonce une calamité naturelle ou industrielle: accident chimique anéantissant la vie d’une rivière, invasion de grenouilles, de vermines, de sauterelles, mort inexpliquée de troupeaux, intempéries d’une rare violence…

Avec son talent de conteuse, Carole Martinez multiplie les références en tissant un subtil assemblage de matières. L’Ancien Testament, Livre dans lequel les songes revêtent une valeur prophétique, y est souvent cité; de nombreux passages très documentés évoquent les recherches les plus avancées en neurosciences; et les théories psychanalytiques y sont confrontées à une lecture chamanique du monde. «Dans d’autres cultures, le rêve s’ouvre sur une dimension qui ne touche pas à l’intime, il est une porte sur le monde-autre, il raconte une histoire collective et peut induire des événements dans la réalité», déclare Eva.

Entre les premières pages qui relatent la naissance de Lucie comme une épiphanie et la partie finale resserrée à la façon d’un thriller, le récit trouve sa texture dans l’alternance des points de vue, chacun correspondant à un pronom personnel: au je intime d’Eva répondent le tu du voisin «géant barbu», le il du mari violent, le nous des enfants porteurs de rêve, le ils des commentaires diffusés sur les ondes. Cette humanité conjuguée donne vie à un roman foisonnant, dont la dernière phrase, lumineuse, résonne comme une réponse à Baudelaire: «L’homme n’a plus le goût du Néant.»

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Roman. Carole Martinez, «Dors ton sommeil de brute», Gallimard, 400 p.