Des oligarques russes, des coups tordus, des passions fatales : tel est le menu de Fedora, l’opéra de Giordano tel qu’Arnaud Bernard le mettra en scène au Grand Théâtre
L’automne est chaud bouillant pour Arnaud Bernard. Trempé aux passions brûlantes de Manon, dont il décline le destin tragique en trois opéras qu’il met en scène au Teatro Regio de Turin, avant d’aborder à Genève les intrigues tout aussi incandescentes de l’opéra Fedora, en fin d’année. Au moment de notre rencontre, le metteur en scène français affronte donc le triplé des opéras que trois compositeurs, au XIXe siècle, ont consacré à l’héroïne de l’abbé Prévost, inconstante jeune femme qui compromet son amour par appétit du luxe, et qui meurt, condamnée pour prostitution, dans les bras de l’homme qu’elle a brisé. Il y a là l’opéra d’Auber, aujourd’hui presque oublié (1856), celui de Massenet (1884) et enfin le dernier des trois, celui de Puccini, qui fut créé à Turin en 1893.
C’est un projet fou, avec un planning insensé. Le Teatro Regio de Turin voulait célébrer de manière originale le centenaire de la mort de Puccini, et le choix s’est porté sur Manon Lescaut qui a été créée dans ce théâtre. L’idée de faire une sorte de festival autour des opéras tirés du roman de l’abbé Prévost a suivi. J’ai conçu trois décors imposants, trois univers inspirés par le cinéma français. Le premier évoque l’univers de Méliès, le second celui du film réaliste à la Jean Renoir, le troisième les années 60, Manon prenant la silhouette de Brigitte Bardot. J’ai visionné 100 films pour concevoir ce triptyque.
C’est aux autres de répondre, mais je cultive un grand amour du cinéma. Pour moi, la modernité n’est pas dans un mur de LED en fond de scène mais dans le réalisme cinématographique du jeu des chanteurs, sans qu’ils fixent le chef ou la salle. Cela dit, je travaille chaque spectacle comme un fou, avec une vraie passion documentaire, si bien que je crois que mes productions n’ont rien de systématique. Au contraire de ces machines à fabriquer des spectacles, ces spécialistes de l’abattage, qui reproduisent le même univers quel que soit l’ouvrage, tels qu’on en croise sur les routes de l’opéra mondialisé.
Cet opéra composé en 1898 s’inscrit dans le répertoire réaliste et vériste qui m’est familier. C’est un thriller et un mélo, avec une musique sublime. Je l’aborde pour la première fois, et ce sera dans un esprit non traditionnel, à la demande du directeur du Grand Théâtre Aviel Cahn.
À ce monde des Russes richissimes parcourant les palaces européens au XIX e siècle, je vais substituer celui des oligarques frauduleusement enrichis après la chute de l’URSS, qu’on voyait se pavaner à Saint-Tropez, Portofino ou… Gstaad , dans une double vie d’exil et de luxe. Et comme c’est en Suisse que se conclut le drame, je me suis inspiré de l’affaire Mabetex, cette société tessinoise qui avait obtenu le chantier de rénovation de la Douma et du Kremlin moyennant d’importants pots-de-vin versés à la famille de Boris Eltsine. C’est grâce à la diligence du patron du KGB, devenu le FSB, un certain Vladimir Poutine, que le procureur russe Skouratov, sur le point de révéler le scandale, avait été piégé par un « kompromat » : une vidéo le montrant dans une chambre d’hôtel moscovite en compagnie de deux femmes… sans qu’on sache si la personne filmée était bien lui. Cette méthode est usuelle en Russie depuis longtemps. On dit que chaque palace de Moscou a une chambre équipée de caméras du FSB. Skouratov a été promptement éliminé et l’affaire a fini en eau de boudin devant les juridictions suisses. C’est ainsi que Poutine a gagné sa place de successeur de Boris Eltsine : il avait entre ses mains la preuve que le président avait commandité le complot destiné à éliminer Skouratov.
Cela n’a rien de systématique, mais je l’ai utilisé dans plusieurs spectacles importants au cours de ma carrière. Comme Nabucco de Verdi aux Arènes de Vérone, où j’avais reconstitué, à droite de l’immense scène de pierre, les loges et un parterre de la Scala de Milan, où les contemporains de Verdi contemplaient le spectacle des Hébreux opprimés. Ou encore, du même Verdi, l’opéra Luisa Miller que j’avais plongé dans l’atmosphère campagnarde du film Novecento de Bernardo Bertolucci.
Elle remonte à très loin. En réalité, dans mon enfance, c’est la musique qui m’a magnétisé. Je tournais la tête dès que j’entendais du classique. Mes parents, sans être eux-mêmes musiciens, m’ont donc mis au violon. Je m’ennuyais à l’école, je ne rêvais que de jouer de la musique de chambre. À 15 ans, j’ai reçu pour mon anniversaire une place à l’Opéra de Paris. J’y ai vu Le Vaisseau fantôme de Wagner dans une mise en scène de Jean-Claude Riber, qui fut le patron du Grand Théâtre dans les années 70. Cela a été un choc décisif. J’aimais fabriquer des mondes, les petits trains, les maquettes. Et là, c’était sur une scène, avec la musique ! Je suis sorti chaviré. J’ai compris que ce serait ma vie.
Je n’avais pas de réseau, pas d’appuis, par contre j’étais bon violoniste. Je me suis fait engager dans l’orchestre de l’Opéra de Strasbourg, ma ville natale. Mais je prenais le train de nuit pour aller à Milan voir les spectacles de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro. Ce sont les leçons de théâtre que je n’ai eues nulle part ailleurs. Le théâtre ne s’enseigne pas. On l’a ou on ne l’a pas en soi. En fait, je rêvais de rencontrer Jean-Pierre Ponnelle, qui a notamment marqué l’époque avec son cycle des opéras de Mozart dirigés par Nikolaus Harnoncourt, à l’Opéra de Zurich. Le contact n’a malheureusement pas eu lieu mais j’ai rencontré un de ses assistants, Nicolas Joël, qui deviendra plus tard directeur de l’Opéra de Toulouse. Je suis devenu moi-même son assistant, et j’ai posé définitivement mon violon.
La musique est toujours restée une clé de mon travail. C’est ce que j’aimais chez Ponnelle : son approche profondément musicale de la mise en scène. La musique indique des couleurs, des mouvements, elle détermine tant de choses… Je suis très irrité par les spectacles qui s’en affranchissent. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être musicien pour le sentir. Patrice Chéreau ne l’était pas mais ses mises en scène procédaient d’une écoute exceptionnelle de la partition.
Je suis immensément triste de la situation actuelle. J’ai une nostalgie particulière du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, dont le patron Valery Gergiev est aujourd’hui persona non grata en Europe pour sa proximité assumée avec Vladimir Poutine. J’y conserve quelques-uns de mes meilleurs souvenirs artistiques. C’est un endroit fabuleux, une capacité de production hollywoodienne, et Gergiev est sans doute le meilleur chef d’opéra que je connaisse. Il dirige vraiment en fonction de la mise en scène. Et puis, j’aime le feu russe, comme j’aime la passion italienne…
Après des études musicales au Conservatoire de sa ville, Strasbourg, puis un passage à l’Orchestre de l’Opéra, Arnaud Bernard a été engagé au Théâtre du Capitole de Toulouse où il a été régisseur de scène puis assistant à la mise en scène. Il y signe son premier spectacle, Le Trouvère de Verdi, en 1995. Suivront l’ensemble des scènes internationales parmi les plus prestigieuses, de la Fenice de Venise aux Arènes de Vérone, du San Carlo de Naples au Bolchoï de Moscou, de l’Opéra de Rome à celui de Chicago. Il a également souvent travaillé à l’Opéra de Lausanne où il a présenté beaucoup de chefs-d’œuvre du répertoire (Rigoletto, Falstaff, Traviata, Carmen entre autres). C’est la première fois qu’il est engagé à Genève.
Fedora au Grand Théâtre de Genève
Du 12 au 22 décembre 2024