Sortie en 1992, la comédie «La Crise» de Coline Serreau épinglait les turpitudes d'un certain libéralisme. Portée par huit interprètes magnifiques, son adaptation théâtrale s'avère électrique et drôle
Les as de la comédie sont des maniaques du chronomètre. Ils savent que c'est la trotteuse qui commande. Une demi-seconde de trop et c'est la réplique qui tombe à plat. Au Théâtre de Carouge, le metteur en scène Jean Liermier et ses interprètes ont trouvé le rythme – prestissimo souvent – , c’est-à-dire l’esprit et le comique de La Crise, ce film de Coline Serreau qui, en 1992, démontait, en une fable aussi formidable que caustique, une France de plus en plus rassie. Parce qu’ils cavalent sans se précipiter, parce qu’ils respectent la mesure, parce qu’ils habitent leurs rôle avec l’élégance virtuose du cavalier s'envolant par-dessus l'obstacle, ces comédiens offrent un plaisir durable.
La crise donc, comme pathologie certes, mais aussi comme ressort de jeu. Quand elle s'attaque au sujet, Coline Serreau a déjà la réputation de renverser les perspectives, filmant de près des femmes de tous bords – une pasteure, une actrice porno, des ouvrières – dans son documentaire Mais qu’est-ce qu’elles veulent ? (1976), offrant une vision inédite du cœur masculin dans Trois hommes et un couffin (1985). Plus de dix millions de spectateurs saluent l’avènement d’un père qui serait aussi une mère. Au placard, le mythe de l’instinct maternel!
Le brio de La Crise, c’est de faire d’un foyer tout ce qu’il y a de plus normé l’épicentre d’une implosion généralisée. Ne sacrifie-t-on pas au veau d’or d’un capitalisme d’autant plus ravageur qu’il n’est pas ventripotent, mais monté sur mille pattes voraces? Coline Serreau confie à Vincent Lindon le rôle de Victor, un battant à la mode Bernard Tapie – un affairiste qui est alors ministre de la Ville – soudain désarçonné. Au lever, le lit conjugal est vide. Marie, son épouse, l'a quitté. C’est ce que leurs deux enfants, sur le point de partir aux vacances de neige, lui annoncent. Pis, ce conseiller juridique, qui vient de se distinguer pourtant en défendant avec brio les intérêts de sa boîte, est viré.
Dans son costard d’ambitieux propret, Victor est lessivé. Au bar du coin, il tombe sur un petit fragile, qui balbutie les gammes de la survie, tassé dans sa déveine. C’est Michou, incarné à l’écran par Patrick Timsit. Victor l’ignore, ce nigaud est sa chance. C’est à ce point de bascule qu’on retourne au Théâtre de Carouge, pour rattraper Simon Romang, déphasé en beauté dans le complet de Victor. Il s’épanche devant Michou alias le phénoménal Romain Daroles, souffre-douleur bizarrement ensoleillé, comme s’il y avait au fond de sa nuit l’esquisse d’une éruption et, qui sait, d'une révolution.
La beauté du geste alors de Jean Liermier, du scénographe Rudy Sabounghi et de leur bande, c’est de ne jamais chercher à singer le film, mais de lui offrir une pulsation théâtrale, c’est-à-dire ici une fluidité, une gaieté jamais démagogique, une acuité dans le trait et, pour tout dire, une poésie cinglante. Aux plans souvent serrés de Coline Serreau répondent les dessins de Louis Lavedan, autant de mirages de la ville, comme les planches d’un conte philosophique qui s’écrirait sur le vif. A la passion du jeu de la cinéaste – qui, avant le tournage, a répété cinq semaines avec ses interprètes – fait écho ici le bonheur de la composition.
Car La Crise – adaptée par Samuel Tasinaje et sa mère, Coline Serreau – ne s’offre réellement qu’à celles et ceux qui savent composer. Voyez François Nadin, impayable en député socialiste faisant la leçon en son manoir, comme en banlieusard déclassé fêtant au champagne l’obtention du RMI – revenu minimum d’insertion – avec ses amis arabes, alors qu’il se dit raciste. Voyez aussi Camille Figuereo jouant Isa – dans le film, Zabou Breitman – la sœur de Victor: c'est un sabre quand vient le temps de remettre à sa place un fiancé encombrant qui débarque au milieu de la nuit.
Victor dévale les escaliers de son confort petit-bourgeois. Au milieu de cette chute si libératrice, il retrouve ses parents, couple modèle s’il en est. Un exemple? Tu parles. La scène est d’anthologie. Le père – François Nadin encore – est de marbre comme un chêne foudroyé. La mère, elle, parade comme la jonquille. Elle a décidé de vivre sa vie. Une affaire de cul et de cœur, mais oui, mes petits. Chez Coline Serreau, c’est Maria Pacôme qui jouit de chaque mot de cette révolution. A Carouge, c’est Brigitte Rosset, superbe et implacable comme une reine-mère qui annoncerait qu'elle couche avec son valet de pied. Vive la crise, vive le sexe!
La Crise est la fable féministe de nos soulèvements. La mère jouit d'un printemps inattendu dans les bras de son prof de yoga, Monsieur Borin (Baptiste Gilliéron, qui excelle lui aussi dans la transformation). Madame Borin (Charlotte Filou), elle, finit par consoler le père. Djamila (Dominique Gubser), l’agonisante, souffle à Victor, avant de s’éteindre, le secret des retours d’amour. Chez Coline Serreau, la tendresse est le nectar de la satire. Le happy end est sa politesse et sa noblesse. Une façon de ne pas se résoudre au pire. Le théâtre sert aussi à dérider les jours.
La Crise, Théâtre de Carouge, jusqu'au 22 décembre; Théâtre Kléber-Méleau, Renens, du 9 au 19 janvier 2025.