La position de la place financière suisse est convoitée, soumise à forte concurrence, et il ne faudrait pas l’oublier. C’est ce que le nouvel associé senior du groupe Pictet affirme entre les lignes, en mettant en garde contre les dangers d’une réglementation excessive
Il a pris ses fonctions le 1er juillet dernier et s’exprime pour la première fois dans la presse dans son rôle d’associé manager senior. Marc Pictet, 40e associé, 8e génération de banquiers privés, reprend les rênes du deuxième gestionnaire de fortune privée et institutionnelle de Suisse après UBS et de ses 700 milliards de francs d’actifs sous gestion. Une banque férocement indépendante, dont les sept associés sont propriétaires et gérants, ne comptant aucun actionnaire externe depuis 1805. Une partie des 2500 employés travaillant au siège à Genève emménagera l’été prochain dans les 23 étages du Campus Pictet de Rochemont, encore en construction. Le jeune cinquantenaire démarre dans une période géopolitique particulièrement trouble.
Le Temps: Le monde traverse une somme de crises hors du commun, avec une accumulation de risques notamment géopolitiques. Comment naviguez-vous dans cet environnement?
Marc Pictet: Les risques géopolitiques font partie de la nouvelle normalité et je ne pense pas que beaucoup de pays en ressortiront gagnants. Les tensions entre la Chine et les Etats-Unis vont perdurer et nous allons voir émerger des pays «satellites» autour de ces deux centres de gravité, selon des intérêts qui peuvent être changeants. La lecture de la géopolitique n’en deviendra que plus difficile. Au Moyen-Orient, par exemple, le cessez-le-feu est fragile, comme on peut le constater, et on peut aussi s’attendre encore à beaucoup de tensions économiques. Le monde sera probablement plus volatil les dix à quinze prochaines années que ce que nous avons connu jusqu’ici.
La Suisse demeure «leader» mondial de la gestion de fortune transfrontalière, mais les suivants que sont Hongkong et Singapour se rapprochent. Que représenterait la perte de cette première place?
J’ai confiance en l’avenir de la place financière suisse, sinon nous ne construirions pas un nouveau bâtiment à Genève, le Campus Pictet de Rochemont. La Suisse va rester une place financière forte, même si nous devons faire face à des enjeux considérables. Le premier d’entre eux est que les différents acteurs, politiques, économiques et sociaux, dont dépend le succès futur de la Suisse, dialoguent dans un esprit de partenariat et réfléchissent ensemble à la meilleure façon de faire prospérer le pays. Le secteur financier ne représente que 5 à 6% des emplois mais 10% du PIB, 12% des recettes fiscales des collectivités publiques et fournit des services aux entreprises. L’attitude – très suisse – consistant à bien faire notre travail en se disant que le reste suivra ne suffit peut-être plus, nous devons beaucoup plus nous faire entendre sur les atouts de la Suisse.
Comment?
Des pays concurrents organisent par exemple des conférences de promotion de leur place financière. J’ai suggéré au nouveau directeur de la Finma l’idée d’organiser un tel événement en Suisse, en collaboration avec le Secrétariat d’Etat aux questions financières internationales (SFI) et le Conseil fédéral. Avant d’inventer quelque chose de nouveau, on pourrait déjà faire savoir que nous sommes une place ouverte, bien réglementée, au cadre stable et prévisible, surtout dans le contexte actuel de tensions sociales ou géopolitiques. Même si cela ne figure pas directement dans son mandat, la Finma pourrait participer à la promotion de la place financière.
La Finma répondrait probablement qu’elle joue déjà un rôle dans cette promotion en assurant la stabilité de la place financière, et même en serrant la vis comme elle le fait depuis la chute de Credit Suisse…
La place financière suisse est réputée pour son sérieux et sa rigueur et il est donc important qu’elle conserve ces atouts, tout en sachant choisir les bonnes orientations. Tout cela doit également être mis en œuvre et contrôlé de manière raisonnée. Mais il faut être prudent avec l’idée d’être le meilleur élève, comme on l’entend parfois à Berne. Nous voulons une place solide et prévisible, mais qui soit aussi concurrentielle. Je vous donne un exemple: Bâle III. La Suisse sera seule à être préparée pour le dispositif finalisé de cette réglementation bancaire qui entrera en vigueur le 1er janvier 2025. Les Etats-Unis se sentent peu concernés et penchent plutôt pour une déréglementation du monde bancaire. Réglementer peut être une bonne chose, mais être le seul pays à l’appliquer constitue un risque.
Que pensez-vous de l’initiative populaire pour une place financière suisse durable lancée le 26 novembre par des milieux économiques, politiques et des ONG? Le texte veut notamment des règles contraignantes comme il en existe à Londres, Hongkong ou Singapour.
Je pense qu’il faut déjà observer tout ce qui existe déjà aujourd’hui en matière de finance durable en Suisse, avant de réfléchir à de nouvelles contraintes. La Suisse est à la pointe de la finance durable, les plus grands acteurs se réuniront d’ailleurs à Genève la semaine du 9 décembre pour la 5e conférence Building Bridges. La plupart des acteurs de la place sont très impliqués et il est clair que la finance durable fait partie des axes de développement. Ce n’est pas par le biais de telles initiatives qu’on rendra la place financière suisse plus durable.
Quels changements avez-vous introduits depuis que vous êtes devenu associé senior?
Le changement s’inscrit toujours dans le long terme chez Pictet. Nous avons des plans sur un horizon de cinq ans, qui sont un fil conducteur stratégique pour l’ensemble du groupe. Nos Ambitions 2025 comprennent notamment la poursuite du développement de notre expertise dans les actifs privés, en particulier dans l’immobilier et le private equity, avec un accent sur des entreprises européennes de petite taille. Ces sociétés sont souvent sous le radar des grands fonds d’investissement et recherchent des partenaires financiers en mains privées, plus proches d’eux. Nous voulions que cette activité dépasse 5% des revenus du groupe et c’est désormais chose faite. L’Asie est un autre axe important.
Avec quelle ambition?
L’objectif est que cette région génère plus de 15% des revenus du groupe contre plus de 13% actuellement. Depuis 2019-2020, nous avons réalisé plus de 100 engagements à forte valeur ajoutée en Asie, très ciblés, sur un total de près de 600 collaborateurs dans la région, y compris Shanghai et Taiwan, où nous sommes actifs dans l’asset management. Notre présence en Asie ne date d’ailleurs pas d’hier puisque nous sommes présents depuis 1986 à Hongkong, 1995 à Singapour ou même 1981 au Japon. La clientèle asiatique est aussi servie par l’ensemble des pôles de compétences du groupe. Autre priorité de notre plan stratégique, nous souhaitons aussi être un employeur de référence pour attirer et savoir garder les collaborateurs de talent sur nos 31 sites.
Comment positionnez-vous Zurich par rapport à Genève dans le futur?
Nous considérons la Suisse dans son ensemble, comme une seule et même place financière. Zurich est en quelque sorte notre deuxième maison, nous y sommes présents depuis 40 ans. Nous continuons à nous y développer de manière importante, mais aussi à Bâle et à Lausanne, où nous allons doubler le nombre de places de travail et créer une équipe pour servir les caisses de pension.
La composition du collège des associés a passablement évolué ces dernières années, puisqu’il n’est plus uniquement composé d’hommes blancs et plutôt âgés. Que reflète cette évolution?
Elle reflète l’extraordinaire croissance et l’internationalisation qu’a connue notre groupe au cours du dernier quart de siècle. Parmi nos associés, qui restent en moyenne vingt et un ans en fonction, le plus jeune a actuellement 42 ans et le plus âgé 54. Il est important que nous restions en phase avec le monde extérieur et notre clientèle grâce à une diversité de parcours, de formations, d’opinions qui a d’ailleurs toujours existé au sein du collège. Nous pouvons aussi compter sur l’expérience des anciens associés, qui possèdent encore tous un bureau dans notre siège. Mon cousin Ivan Pictet m’a rappelé un jour que lorsqu’il avait débuté au début des années 1970 la banque gérait 10 milliards et elle avait perdu 50% de ces avoirs à la suite du premier krach pétrolier et à l’abandon de l’étalon de change or. Garder en tête ces événements permet de relativiser lorsque la masse sous gestion recule de quelques pour cent.
La croissance de Pictet est-elle alimentée en partie par d’anciens clients de Credit Suisse ou des collaborateurs qui vous auraient rejoints?
Nous n’avons jamais ciblé les collaborateurs d’un établissement en particulier et encore moins essayé de profiter des difficultés d’un concurrent. Bien sûr, si les clients décident de changer, nous sommes ouverts à les accueillir.
Le groupe se rapproche donc de ses clients à travers le monde, ce qui se traduit par une croissance plus forte hors de Suisse. Le mouvement s’accélère-t-il?
Notre ancrage en Suisse est toujours très fort, avec environ 60% de nos 5500 collaborateurs. Mais la croissance tend à se faire davantage à l’étranger, notamment parce que nos clients souhaitent dans certaines régions du monde un service de proximité. Par ailleurs, dans l’industrie d’exportation qui est la nôtre, le protectionnisme que l’on observe un peu partout et qui tend à se renforcer nous contraint à ce rapprochement car les servir depuis la Suisse n’est pas toujours possible.
Pensez-vous que la Suisse obtiendra l’accès au marché européen un jour pour les services financiers?
Il paraît probable qu’un accord-cadre sera conclu en fin d’année ou début 2025; puis le processus démocratique débutera en Suisse, qui prendra du temps, probablement jusqu’à 2026. Mais l’accès au marché des services financiers ne fait pas partie de ce paquet, il faudra donc des discussions supplémentaires sur ce point spécifique.
Qu’impliquerait pour vous un échec de ces bilatérales III?
Ce serait très dommageable pour la Suisse et aussi pour le secteur financier, en raison de l’incertitude que cela créerait pour l’ensemble de l’économie. Mais je suis confiant: nous allons y arriver pour autant que le monde politique, les autorités de surveillance et les organisations faîtières travaillent en partenariat, avec une vision commune. On peut clairement améliorer cet aspect. Cela est d’autant plus important que la Suisse est de plus en plus attractive dans le contexte géopolitique actuel très tendu. Le pays est un îlot de stabilité et de solidité, où les institutions fonctionnent, qui plus est avec une monnaie forte. Cela rassure beaucoup de personnes fortunées ou même d’institutions qui cherchent à s’établir en Suisse pour toutes ces raisons.
Quel impact la chute de Credit Suisse a-t-elle eu sur cette image de sécurité?
Cela a été une onde de choc en Suisse, au-delà du secteur financier. Certains ont comparé cela avec Swissair ou d’autres marques emblématiques de l’économie suisse. Après, si l’on croit à l’économie de marché, des entreprises se créent, alors que d’autres disparaissent. Cela fait partie de la vie de l’économie et d’un pays. Je tiens à dire ici combien je suis reconnaissant à UBS d’avoir relevé le défi en reprenant Credit Suisse, car il y avait beaucoup d’emplois à la clé. Sans compter une manne fiscale qui profite aux contribuables.
UBS se trouve actuellement sous pression: de sauveur, l’établissement est maintenant perçu comme trop grand, porteur de risques. Est-ce que cela change les conditions pour vous?
Nous avons de la chance d’avoir une UBS en Suisse et mon souhait serait d’avoir une deuxième institution de cette qualité. Je ne pense de ce fait pas qu’UBS soit un risque pour la Suisse. J’espère que les auteurs du rapport parlementaire sur Credit Suisse définiront bien les rôles et les responsabilités. Il pourrait être en effet dommageable pour l’avenir de la place financière suisse que ce rapport se trompe de cible en abordant d’autres points.
Lesquels?
Il faut impérativement préserver le concept de proportionnalité. Par exemple, le concept du «senior manager regime» peut avoir un sens pour les entreprises cotées, en exigeant que les dirigeants se sentent plus responsables et en instaurant des critères de mesure sur leur appétence au risque. Mais il n’est par exemple pas adapté à un groupe comme Pictet, qui appartient à sept associés et dans une moindre mesure à 48 senior managers. Notre rémunération dépend de nos bénéfices et toute notre fortune est investie dans le groupe Pictet. Nos clients apprécient énormément l’alignement d’intérêts que cela représente pour eux. Ils nous disent aussi qu’ils aiment savoir que nous sommes là pour longtemps et que nous ne pourrons pas partir avec un parachute doré si le navire devait sombrer.
Un livre qui vous a marqué?
Le livre que je lis aujourd’hui, parce que c’est toujours de la découverte. Il s’agit du «Rêve du jaguar».
Une manière de déconnecter?
La montagne et le village de Zermatt.
Si vous n’aviez pas été banquier?
J’ai eu la vocation, je n’ai jamais imaginé faire autre chose.
Où aimeriez-vous vivre si vous n’étiez pas Genevois?
En Argentine, le pays de mon épouse.
Le talent que vous souhaiteriez avoir.
Etre musicien.
5 DATES
16 novembre 1973 Naissance à Genève.
1996 Analyste financier, Prudential Investments, Newark (Etats-Unis).
2001 Rejoint le groupe Pictet, devient associé en 2011.
2020 Président de la Fondation pour Genève.
Juillet 2024 Associé senior du groupe Pictet.