Prix de a mise en scène à Cannes, «Grand Tour» valait-il un tel honneur? On peut en douter, tant l'originalité du cinéaste portugais Miguel Gomes tourne ici à vide
Resté sans distributeur pour la Suisse après la fièvre des enchères cannnoise, Grand Tour, de Miguel Gomes atterrit tout de même chez nous, en marge de sa sortie française, par la grâce d'une importation directe (Cinémas du Grütli à Genève et Cinématographe à Lausanne). Les fans de l'auteur déroutant de Ce cher mois d'août, Tabu et Les 1001 nuits s'en réjouiront bien sûr, mais il y a fort peu de chances que leurs rangs s'élargissent, tant se précise l'impression d'un cinéaste qui se fait plaisir au risque d'oublier le public.
Avec en ouverture des image colorées de fête foraine en Birmanie (une grande roue…), le film s'annonce comme un documentaire exotique. Mais une voix off portugaise commence aussi à nous parler d'un certain Edward Abbot, fonctionnaire de l'Empire britannique en poste à Mandalay, qui, en 1918, est censé retrouver sa fiancée Molly Singleton après sept années passées sans se voir. Et le film de passer à un beau noir et blanc pseudo-vintage, tout droit sorti de l'esprit enfiévré d'un cinéphile fou de vieux films des années 1930-1940, réalisés en studio et encore imprégnés d'esprit colonial. Puis les décalages se multiplient encore jusqu'à former un drôle de méli-mélo.
Malgré leur univers très british, ledit Edward et ses acolytes (filmés en studio entre Lisbonne et Cinecittà) persistent en effet à parler l'idiome lusitanien. Ses pérénigrations, qui forment un grand tour extrême-oriental passant par Rangoon, Bangkok, Singapour, Saïgon, Manille, Osaka et Shanghaï, sont illustrées par des prises de vues documentaires actuelles, elles aussi en noir et blanc. Quant à la narration, elle change de voix et de langues, désormais asiatiques. Déstabilisant, l'effet paraît prometteur. Et puis non, pas tant que ça. Car entre l'étrange fuite de ce quadragénaire devant l'amour (ou plutôt le lien matrimonial) et ces vues touristiques, il ne se passe en fin de compte pas grand-chose.
Arrivée dans une impasse aux pieds du Tibet, l'aventure est relancée par un basculement radical: on reprend tout, mais cette fois du point de vue de Molly (Crista Alfaiate, la Shéhérazade des 1001 nuits, sorte de petite sœur de Fanny Ardant). Encore heureux! A ses trousses, parfois proche et parfois distancée (on saute cette fois Manille et Osaka), la fiancée s'obstine sans plus y croire vraiment, elle qui pouffe de rire à la moindre occasion. Espère-t-on vraiment les voir réunis? Visiter encore d'autres mégalopoles très semblables et assister à encore plus de spectacles de marionnettes impénétrables? Pas vraiment.
En toute logique, ce spectacle dépourvu de nerf et d'émotion, d'une langueur toute «saudadesque», se terminera de manière parfaitement anti-romantique. Sur le passé colonial du Portugal, l'excellent Tabu (2012) avait à la fois plus de mystère et un discours plus audible. Ici, Miguel Gomes hésite entre réalisme et nostalgie pour signifier une fin de nos illusions, actée par une mise en abyme explicite. Mais dans un phénomène qui frappe beaucoup de cinéastes parmi les plus originaux, un épuisement de l'inspiration est tout aussi patent.
Grand Tour, de Miguel Gomes (Portugal, Italie, France, 2024), avec Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate, Cláudio da Silva, Lang Khê Tran, 2h09. En exclusivité à Genève (Les Cinémas du Grütli) et Lausanne (Le Cinématographe).