Les juges de Bellinzone héritent d’une affaire singulière. Vingt-neuf ans après la sanglante exécution d’un attaché de mission, un duo va comparaître pour avoir trempé dans cet assassinat. De l’ADN a été retrouvé sur les lieux, mais les prévenus contestent toute implication

C’est certainement le dossier criminel le plus étrange ayant jamais déboulé devant le Tribunal pénal fédéral. Une affaire d’assassinat, vieille de bientôt trente ans, basée essentiellement sur l’empreinte partielle d’un pouce et des traces ADN retrouvées sur un silencieux artisanal bricolé avec du scotch et de la mousse provenant d’un appuie-tête de voiture. Si cette procédure arrive devant les juges de Bellinzone à partir du lundi 2 décembre, c’est que la victime, abattue de six balles dans le parking souterrain de son immeuble genevois, n’avait pas n’importe quel statut. Ahmed Alaa El Din Nazmi était diplomate. C’était le remplaçant du chef du bureau commercial de la Mission de la République d’Egypte et il trimballait une mallette contenant des documents sans doute sensibles.

Le duo qui prendra place sur le banc des accusés – et qui conteste toute implication dans cette froide exécution – ne correspond guère au profil classique que l’on peut se faire d’un tueur à gages chargé d’éliminer un attaché de mission et de lui voler son attaché-case en cuir noir. C’est pourtant la thèse soutenue par le procureur fédéral Marco Renna. L’acte d’accusation – qui se limite à deux pages sur ce point – évoque un assassinat orchestré par un ou des commanditaires «non identifiés» contre «une rémunération indéterminée». Voilà qui annonce une démonstration difficile.

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Le grand costaud et sa copine

Mystère aussi s’agissant du contenu de la mallette. Et il ne faut pas compter sur Le Caire pour apporter des éléments de réponse. Même la veuve du diplomate – leur bébé était âgé de 4 mois au moment du crime –, déjà dédommagée, n’a pas souhaité être entendue, ni se porter partie plaignante. Lors des investigations des débuts – avant que ces deux prévenus ne se retrouvent dans le collimateur des enquêteurs – planaient d’ailleurs d’autres spectres. Tariq Ramadan ainsi que le Centre islamique de Genève, dirigé par son frère, Hani Ramadan, sont mis sur écoute durant plusieurs semaines. Des ressortissants égyptiens, et notamment le clan du président Moubarak, font également l’objet de demande de renseignements. Mais ces pistes ont toutes fait chou blanc ou ont été abandonnées.

Retour à ce duo improbable. Dans le rôle principal, il y a Momo, de son surnom de délinquant chronique. Né près d’Abidjan il y a maintenant 55 ans, venu à Genève à l’adolescence, ce grand costaud, autoritaire et infidèle, travaille parfois comme agent de sécurité et a un lourd casier, mais ses exploits sont de très moyenne envergure. Cambriolages, vols de voitures et escroqueries à l’assurance. Son ADN, prélevé lors d’un contrôle en 2018, en fera pourtant le protagoniste central de cette histoire. Car un nouvel algorithme de la base de données AFIS, avec son système automatisé de recherche, établit une correspondance, vingt-trois ans après les faits.

A ses côtés, sa copine de l’époque, Marie (de son prénom d’emprunt), 49 ans, désormais tranquille mère de famille et esthéticienne établie à Genève. Son ADN correspond à l’échantillon féminin identifié sur la mousse et sur la partie collante du scotch.

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«L’ADN ne peut rien raconter»

Le Ministère public dépeint donc Momo comme celui qui a guetté l’arrivée de la cible, pénétré furtivement dans le garage, suivi le quadragénaire dans le couloir menant à l’ascenseur et pressé sur la détente ce 13 novembre 1995, vers 21h30, dans ce sous-sol d’un immeuble de l’avenue du Bouchet. Six tirs en tout, en visant à chaque fois le thorax et l’abdomen, en utilisant le silencieux seulement pour les trois premiers coups et en achevant sa victime à bout portant, non sans fouiller ses poches, décapuchonner deux porte-plumes et emporter portefeuille et mallette.

Quant à Marie, celle-ci se voit attribuer le rôle de complice pour avoir aidé, dans leur logement de Gaillard (Haute-Savoie) ou ailleurs, à la fabrication de ce dispositif artisanal jaune censé étouffer le bruit du pistolet semi-automatique. Selon l’accusation, la jeune femme (20 ans à l’époque) savait que ce bricolage allait servir à tuer le diplomate, ou à tout le moins quelqu’un.

Comparse d’un assassinat? Me Romanos Skandamis, l’avocat de Marie, plaidera tout le contraire: «L’ADN à lui tout seul, trente ans plus tard, ne peut raconter aucune histoire. Et il n’y a rien d’autre dans ce dossier.» Me Philippe Girod, défenseur opiniâtre de Momo – il avait déjà obtenu une libération provisoire devant le Tribunal fédéral (une rareté en matière de crime de sang) faute d’éléments tangibles – va également s’attaquer à la logique du procureur: «Le MPC en est resté à son idée première selon laquelle la présence de traces biologiques sur cet objet bricolé ayant servi de silencieux ne pouvait être due au hasard. Il n’a pas dévié de cette conviction qui est celle qu’il défendra lors du procès. Or, tout est plus complexe en matière de traces biologiques. Ce n’est pas la défense qui le dit, les experts scientifiques et la jurisprudence sont de plus en plus exigeants en la matière.»

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© Emma Farge /REUTERS
© Emma Farge /REUTERS

Un millefeuille d’infractions

Si Marie comparaît libre à son procès, ce n’est plus le cas de Momo. Après avoir obtenu son visa de sortie en mai 2020 – Mon-Repos estimant que les soupçons qui figurent au dossier «ne suffisent plus à ce stade pour justifier son maintien en détention provisoire» – il retourne derrière les barreaux en décembre 2021 à la suite d’une bagarre avec le nouveau copain d’une ex-copine et des accusations de violences sexuelles de la part de cette dernière, commises entre 2013 et 2021. C’est un autre paradoxe de ce dossier. Sur les 43 pages de l’acte d’accusation, la quasi-totalité concerne des infractions qui ne sont d’ordinaire pas de la compétence du Tribunal pénal fédéral.

Viols et séquestration de la plaignante durant leur relation longue de dix ans, coups et menaces sur le nouveau copain de celle-ci, enregistrements non autorisés de conversations, vidéos violentes retrouvées sur son portable, escroqueries à l’assurance pour des voitures, des conduites sans permis, la liste est encore longue. Me Girod précise que Momo conteste les viols et voit dans cette nouvelle accusation une volonté d’en rajouter une couche et de sauver du naufrage un dossier qui piétinait sérieusement sur le volet principal de l’assassinat (lequel sera prescrit en novembre 2025).

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Un agent infiltré comme témoin

Pourtant, la police judiciaire fédérale n’avait pas lésiné sur les moyens, comme l’avait déjà révélé Le Temps en évoquant cette enquête baptisée «opération Diplodocus». Agent infiltré en cellule qui n’obtiendra pas grand-chose (ce policier déguisé en détenu sera entendu par visioconférence lors du procès), mise sur écoute très intrusive des proches (le frère de Momo obtiendra que des preuves ainsi recueillies soient déclarées illicites), commissions rogatoires internationales, expertises scientifiques pour faire parler l’ADN un quart de siècle plus tard et deux expertises psychiatriques (la première sur le profil de l’assassin potentiel et la seconde sur le possible violeur).

Le premier expert, Philippe Vuille, décrit un esprit habile, manipulateur, sans empathie, peu tolérant à la frustration et doté d’un faible sens moral. Le second, Gérard Niveau, convoqué aux débats, dépeint aussi une personnalité avec des traits dyssociaux prononcés en raison de son mépris pour les règles et de sa tendance à blâmer autrui pour expliquer son comportement. Dans l’hypothèse d’une culpabilité, il serait pleinement responsable, «pas particulièrement dangereux» s’agissant d’un crime de sang resté isolé, mais assez prêt à récidiver en matière de violences sexuelles.

Les juges de la Cour des affaires pénales auront donc de quoi s’occuper. Le premier jour est réservé aux questions préjudicielles (inexistantes) et aux réquisitions de preuve. Selon un programme étrange lui aussi, il faudra ensuite attendre une semaine avant de reprendre avec les «vrais» débats et toutes les auditions. Puis une autre interruption avant les plaidoiries le 19 décembre et un jugement qui doit tomber le 27 janvier 2025. Si tout se déroule comme prévu dans ce dossier des plus singuliers.

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