CHRONIQUE. Aux Etats-Unis comme en Europe, élections et crises font apparaître un fossé entre le peuple et les élites, politiques en particulier, qui interroge notre chroniqueuse Marie-Hélène Miauton
Aux Etats-Unis, la victoire de Donald Trump s’explique par la césure profonde entre les élites et le peuple américain. Il en va de même en Europe, où les crises gouvernementales agitent aussi bien la France que l’Allemagne, sur fond de mondialisation sauvage, de paupérisation de la classe moyenne, d’immigration incontrôlée, d’insécurité galopante. Dans les sondages, la confiance envers les institutions ne cesse de diminuer, législatifs et exécutifs confondus. Tous des nuls, tous pourris, s’écrie la population, qui a évidemment tort. Alors, que se passe-t-il?
Si les élites sont coupées du peuple, c’est, dit-on, parce que les richesses sont mal partagées. Elles permettent aux uns de vivre dans les quartiers préservés des villes mondialisées, alors que les autres doivent se contenter de zones risquées ou d’un arrière-pays qui se désertifie. Pourtant, tout cela ne date pas d’hier et ne saurait justifier le fossé qui s’est installé, associé souvent à une forme de mépris des notables envers les masses, qui le leur rendent bien, quand ce n’est pas du ressentiment ou de la haine.
Quoique cette différence de niveau de vie soit une bonne explication, d’autres motifs moins matérialistes existent, qui tiennent plutôt aux mentalités et à l’éducation. Les élites sont instruites, elles ont fait leurs humanités et fréquenté les hautes écoles. Le cursus académique qui cultive le doute leur a appris que rien n’est simple, que les causes et les conséquences des phénomènes sont multiples et les solutions tout autant. Mais, à force de tout compliquer, de tout soupeser, de tout conceptualiser, les beaux esprits empêtrés de verbe et entravés de normes sont devenus incapables de décider. Ils tiennent donc des discours convaincants mais n’agissent pas, démontrant leur impuissance coupable devant les maux du siècle.
En face, les gens du peuple bénéficient d’une instruction orientée vers la pratique, faisant appel aux savoir-faire qu’ils appliquent dans le domaine professionnel des arts et métiers. Ils cultivent des approches pragmatiques qui interpellent le bon sens plutôt que les concepts. En revanche, ce sont souvent de bons décideurs. Au lieu de couper les cheveux en quatre, de finasser et de tergiverser, ils agissent – quitte à se tromper. Assimilant la pusillanimité de leurs élus à un manque de courage, les administrés cessent de les écouter tout en subissant leurs diktats législatifs. Cela nourrit leur ressentiment, d’autant qu’ils sont (ou se croient) bien informés, n’accordent plus spontanément leur confiance et ne reconnaissent pas aveuglément l’expertise des dirigeants. La délégation démocratique est alors mise en cause puisque tout le monde a son mot à dire.
Souvent, les grands de ce monde versent dans le mépris, ce qui envenime les choses. Ils jugent le peuple rustre, réducteur, inculte et le lui font sentir. Il n’y a qu’à voir les termes blessants d’Emmanuel Macron à plusieurs reprises lors de son mandat ou certains vocables adressés aux électeurs républicains durant la campagne américaine. Bien sûr, ceux-ci ne se sont pas privés de les employer aussi, mais ils étaient dans leur rôle, celui des ploucs face aux gens éduqués. Tout le sel de l’histoire, c’est qu’ils se sont reconnus dans deux multimilliardaires, ce qui renforce l’explication culturelle plutôt que matérielle du fossé entre les élites et le peuple. Donald Trump comme Elon Musk, tout cousus d’or soient-ils, dédaignent le jargon et les phrases construites, et disent des gros mots. Ils suscitent l’enthousiasme parce qu’ils évoquent la fortune et non le patrimoine, le mérite et non l’ancrage social. En se faisant les hérauts du peuple au lieu de rallier le monde respectable des élites, ils ont prouvé leur sincérité.
La nature du fossé est donc plus intellectuelle que pécuniaire. Lorsque les gouvernants s’expriment simplement pour se faire entendre de tous, et intègrent vraiment les problèmes de chacun, ils ont l’estime des citoyens, même s’ils sont riches. En Suisse par exemple, l’origine sociale diversifiée des conseillers fédéraux rend leur abord plus familier, leur langage plus intelligible, leurs décisions plus légitimes.
Ainsi, en politique comme en religion, la foi reste toujours celle du charbonnier.