CHRONIQUE. Le ressenti, les émotions triomphent aujourd’hui là même où la rationalité devrait s’imposer, et la principale passion à l’œuvre est devenue la peur, constate avec désolation notre chroniqueur Yves Petignat

Altercations, empoignades: en juin dernier, le Palais fédéral avait un instant pu donner l’illusion d’avoir été téléporté en Géorgie, en Turquie, voire, au même moment pour de mêmes incidents, au Palazzo Montecitorio à Rome, où les scènes d’affrontements et de coups de poing entre parlementaires nous sont plus familières. En se penchant ce lundi sur l’échauffourée qui avait mis aux prises les députés UDC Thomas Aeschi et Michael Graber avec des agents de la police fédérale sur les marches du Palais, la Commission de l’immunité du Conseil national a eu le mérite de nous rappeler que les émotions sont inhérentes à la politique. Emotions, rapports de force avec parfois un peu de rationalité. Le parlement suisse a beau être réputé pour sa culture du compromis, son sens pragmatique et plus généralement son profond ennui médiatique, pas plus que l’Assemblée nationale française ou le parlement taïwanais, il n’échappe aux réactions vives de sentiments humains.

Tristesse et frustration de Jean-Pascal Delamuraz lorsqu’il évoque «un dimanche noir» au soir du rejet de l’adhésion à l’EEE en 1992, colère de Christoph Blocher éjecté du Conseil fédéral en 2007, consternation d’Opération Libero après que le Conseil fédéral eut tiré la prise des négociations avec l’UE, découragement des milieux académiques privés de participation aux programmes de recherche européens et joie à l’UDC. Si les résultats d’une votation, d’une élection, provoquent des émotions chez chacun de nous, il n’en reste pas moins, selon la théorie du Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, que les émotions sont très souvent à l’origine des décisions capitales. «Un enjeu puissant va produire des émotions puissantes et des impulsions fortes à l’action». Pour Hobbes, en politique, tout naît de la peur. Pour Rousseau, la révolte contre l’injustice a le pouvoir de changer les choses. Sans porter de jugement sur le bien-fondé de certaines décisions, on rappellera le rôle des émotions dans la volonté de couper la participation suisse à l’UNRWA, de la peur dans la sortie du nucléaire programmée après le drame de Fukushima, de la compassion pour l’accueil de réfugiés ukrainiens et de la peur encore pour l’aide à l’Ukraine. De la peur toujours pour que le gouvernement se résigne à la réglementation «too big to fail» après la quasi-faillite d’UBS en 2008 et songe à la renforcer encore après la chute de CS, etc.

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