Dans son dernier album, la musicienne genevoise à l’univers métissé explore ses racines algériennes, et exorcise une enfance douloureuse. Un appel à la guérison collective qu’elle emmène à Genève dans le cadre des Créatives ce lundi, avant Neuchâtel

Au parc des Bastions, ce vendredi de novembre, un choc des doctrines. Il y a Calvin, stature de géant et sévérité intimidante, droit comme un «i» sur le mur des Réformateurs. Et il y a Flèche Love, tatouages qui lui mangent le cou et liberté dévorant tout le reste. C’est elle qui relève le contraste, amusée, lorsqu’on la retrouve à quelques pas du monument. Elle raconte à quel point ce spectre du conformisme, très protestant finalement, flotte encore sur sa ville. Et comment elle a justement tenté de s’en affranchir, un album à la fois.

Sur la scène romande, on décrit souvent Flèche Love comme une créature à part, mystérieuse et fascinante. Parce que son look mystico-ethnique lui donne des airs de prêtresse urbaine. Et parce que son univers musical est aussi étendu et insaisissable que le sable du désert – celui qu’arpentaient ses ancêtres amazighs. La référence n’est pas anodine: à 34 ans, la Suissesse d’origine algérienne renoue plus que jamais avec ses racines algériennes, mais aussi avec son passé douloureux. Dans son troisième disque paru ce printemps, Guérison, Flèche Love évoque une enfance éraflée par la maltraitance, qu’elle exorcise sur des rythmes pop et orientaux. Une invitation à la consolation, qu’on ne manquera pas d’honorer lundi à l’Alhambra de Genève, en clôture du festival Les Créatives.

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Devant son thé matinal, Flèche Love est à la fois ébullition adolescente et sagesse de vieille âme. C’est que la musicienne a eu plusieurs vies. D’abord auprès du groupe suisse Kadebostany, qu’elle rejoint en 2011. C’est sa voix qui porte Castle in the Snow, mélodie électropop devenu succès international. Personne ne s’en doute à l’époque, mais les paroles du refrain («La lumière s’efface à présent/Mon âme court sur un chemin que je ne peux pas atteindre») reflètent ce qu’elle vit. Les tensions au sein du groupe auront raison de la collaboration. «J’ai eu besoin de faire ma musique dans mes propres termes. Quelque chose qui me touche, qui soit aligné avec qui je suis.»

Explorer son cosmos intérieur

Amina Cadelli est une enfant de l’intégration, née à Genève dans une de ces familles qui s’assimilent. De sa jeunesse en Algérie, au temps de la colonisation française, sa mère rapporte bien quelques tubes dopés à l’autotune – mais pas sa langue, le tamazight, interdite à l’école. La jeune Amina se sent étrangère à cette culture qui la distingue de ses camarades, à l’image du henné dont on pare ses bras. «A l’école primaire, personne ne voulait me donner la main!»

C’est d’abord le clavecin, cet instrument pincé éminemment européen, qui la happe. De quoi l’orienter vers des études de chant baroque au Conservatoire. Bientôt, elle s’y sent à l’étroit. «Le Conservatoire vise à «conserver», à reprendre ce qui a été fait. Ce n’était pas comme ça que je voyais la musique. Je voulais m’exprimer!»

Rivée à son piano, elle entame tout de même des études d’ethnologie et de sciences des religions. Si la méthodologie l’ennuie, Amina découvre, émerveillée, d’autres systèmes de pensées, où la spiritualité joue un rôle essentiel. «Avoir conscience qu’on fait partie de quelque chose de bien plus grand, qu’on est une poussière d’étoile dans une constellation, je trouve ça rassurant. Ça offre une autre échelle, une autre perspective.» Dans le Livre des morts tibétain qu’elle vient d’entamer, elle a trouvé le terme «psychonaute»: celui qui visite son intériorité comme l’astronaute le cosmos. L’image lui plaît.

Sororité et bactéries

Amina l’admet, elle ne peut s’empêcher de questionner le sens des choses, d’étudier ces fils invisibles qui nous lient à l’univers. Pendant le covid, elle a même donné des cours d’astrologie en ligne, discipline dont elle apprécie la poésie. Elle rigole, incrédule: «J’avais une soixantaine d’élèves!» Mais le plus solide ciment entre les êtres reste la musique. Amina façonnera la sienne pas à pas, avec un mantra: «Allume ton ordi et essaie!»

Dès les débuts de Flèche Love en 2017, les cases sautent, les langues se mélangent, l’électro rencontre le rap et des airs venus d’ailleurs. Aucune fusion ne lui résiste, tout prend une intensité folle. «Les artistes qui me touchent sont souvent ceux qui osent le syncrétisme: Björk, Kate Bush, FKA Twigs, Rosalia ou Billie Eilish.» Dans son premier album, Naga, Flèche Love parle d’amour, de sororité… de bactéries aussi – elle dévore à l’époque des ouvrages scientifiques.

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En parallèle, cette amazone panse ses blessures d’enfant. Un jour, elle sent que l’heure est venue de le faire en musique. Dans Guérison, Flèche Love, plus vulnérable que jamais, chante le crépuscule en arabe littéraire et en français. Sans filtre, comme dans l’ombrageux Dépression («Est-ce que je suis née dépressive/J’ai cru les mots de mon père et/Ils sont devenus comme des sortilèges»). «Il y a eu comme une libération, une évaporation qui m’a fait du bien.»

Guérison collective

Plus qu’un exutoire, elle voit l’album comme une étoile qui brille pour d’autres cœurs à vif, un message de résilience et d’espoir. «Sur cette tournée, j’ai demandé à pouvoir inviter des enfants qui vivent dans des foyers. Leur montrer qu’il y a autre chose, qu’on peut s’en sortir. La preuve, je vais beaucoup mieux!»

Flèche Love publiera bientôt un livre sur la neuroplasticité du cerveau, ou comment reprogrammer ses émotions pour vivre mieux. Mais avant, elle retournera pour la première fois en Algérie avec sa mère et ses sœurs – parmi lesquelles une autre musicienne, Anissa, membre des groupes Barrio Colette ou Bandit Voyage. Un pèlerinage vers cette terre qu’elle a déjà dans, et sur, la peau. Alignée, apaisée: derrière son masque de pierre, Calvin n’a plus qu’à admirer.


En concert à l’Alhambra de Genève dans le cadre du festival Les Créatives, lun 25 novembre à 19h30, avec Priya Ragu. Au Forum de Meyrin, je 19 décembre à 20h, avec Meimuna. A la Case à Chocs de Neuchâtel, sa 21 décembre à 20h30, avec Isia. Au Théâtre de Beausobre de Morges, je 20 mars à 20h.


Profil

1990 Naissance à Genève.

2011 Intègre le groupe Kadebostany

2017 Lance son projet solo Flèche Love.

2021 Nommée aux Swiss Music Awards dans la catégorie Best Act Romandie.

2024 Sortie de son album «Guérison».


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