Des trottoirs poussiéreux de La Paz aux tapis rouges internationaux, Franklin Aro, 20 ans, est devenu un espoir du cinéma bolivien. Dans «El ladron de perros», présenté à Genève dans le cadre de Filmar en América latina, il joue un rôle inspiré de son expérience de lustreur
Son passe-montagne dans les mains, Franklin Aro, sourit : «Je n’aurais jamais cru qu’être cireur de chaussures me permette de faire du cinéma!» A seulement 20 ans, le Bolivien est devenu un jeune acteur prometteur. Il tient le rôle principal de El ladron de perros, celui de Martin, un cireur de chaussures adolescent en quête d’identité. Le film est projeté une seconde fois ce week-end à Genève dans le cadre du festival Filmar en América latina.
Cette première apparition sur grand écran lui a déjà valu des distinctions dans des festivals au Mexique, au Chili et en Turquie. «C’était impensable pour moi que cette histoire puisse toucher des gens si loin de mon pays, confie un Franklin Aro ému. Ce film m’a même permis de voir la mer pour la première fois.» Il est assis dans le parc Monticulo, au cœur de La Paz, et contemple l’horizon: «Cet endroit m’aide à prendre de la hauteur et revenir sur terre en même temps.»
Avant le cinéma, Franklin faisait partie des 3000 lustracalzados (lustreurs) qui sillonnent les rues ou qui attendent, des heures durant, assis sur un petit tabouret en bois, qu’une chaussure poussiéreuse se présente. Il était lui aussi un de ces invisibles de La Paz. «J’ai commencé à 10 ans», raconte-t-il. A la maison, ça ne va pas fort. Ses parents se disputent beaucoup, il y a des problèmes d’argent. Alors quand un camarade lui propose d’aller travailler, Franklin est motivé: Les voisins m’ont fabriqué une petite caisse pour mettre mes crèmes et mes brosses et j’ai appris sur le tas.»
Ce travail synonyme de survie s’accompagne en Bolivie d’un lourd stigmate. «J’étais très stressé par la sortie du film, confie Franklin. J'avais peur d'être à nouveau harcelé. Pendant le tournage, je continuais à cirer dans la rue, où les gens nous jugent, nous insultent. Ils ont peur de nous.» Ce destin aurait pu rester dans l’ombre, si un casting sauvage n’avait pas bouleversé sa vie.
Lorsque le réalisateur Vinko Tomicic lance le tournage en 2018, Franklin a 14 ans. Les scènes laissent une grande place à l’improvisation, «pour lui permettre de s’exprimer librement, en puisant dans son vécu». L’objectif: «Capturer la réalité brute de ces enfants des rues», explique le cinéaste chilien. Ce choix plonge l’acteur principal dans des souvenirs douloureux. «Certaines scènes ont été difficiles à tourner, j’avais du mal à me dire que tout était faux tant elles ressemblaient à ce que j’ai vécu, je ne sais pas comment j’ai fait pour y arriver.» Les séquences de harcèlement, notamment, ont été particulièrement éprouvantes.
Pour le jeune garçon, l’école s’est rapidement transformée en véritable cauchemar lorsqu'il a commencé à travailler. «J’allais étudier le matin et je travaillais l’après-midi, mais en réalité je n’allais pas beaucoup en cours. Je n’avais pas d’amis. Ceux qui m’avaient vu lustrer dans la rue disaient aux autres que j’étais sale et qu’il ne fallait pas me parler, ils me frappaient, se moquaient de mes vêtements, de mon physique, de ma façon de parler.» Il s’interrompt, baisse les yeux comme s’il avait honte: «J’avais envie de me tuer.» Franklin a changé cinq fois d’école.
Ce vécu transparaît dans la sincérité du regard de Franklin à l’écran, dans ses épaules courbées, son air interrogateur et soumis. Cette authenticité fait d'El ladron de perros une œuvre autant sociale qu’artistique. L’esthétique du film est marquée par une photographie naturaliste et une caméra à l’épaule. Grâce à ses choix, le réalisateur a su saisir la violence du quotidien des lustreurs en créant des scènes d'une intensité rare, où la frontière entre fiction et réalité s'estompe.
Dans une Bolivie en crise économique et sociale, la sortie du film braque les projecteurs sur ces invisibles pour interroger le mépris social et le racisme systémique dans le pays. Et Franklin Aro est celui qui fait entendre leur voix: «J’espère qu’il aidera d’autres enfants comme moi quand ils verront que je m’en suis sorti.»
Aujourd’hui, le Bolivien rêve d’une carrière internationale. «On m’a dit que les portes allaient s’ouvrir pour moi et je suis prêt», dit-il, plus apaisé. Mais avant de reprendre la route des castings, il est bien determiné à faire vivre ce film pour que «tous les lustreurs soient fiers de qui ils sont et que la discrimination disparaisse un jour. Ce film raconte nos vies à tous: les moqueries, le rejet, mais aussi notre force. Ce n’est pas juste du cinéma, c’est notre histoire».
Projection de «El ladron de perros» dans le cadre du festival Filmar en América latina, Cinéma du Grütli, Genève, dimanche 24 novembre à 16h.
A ne pas rater également:
Samedi 23 novembre à 14h15, aux Cinémas du Grütli, projection exceptionnelle des courts métrages restaurés du cinéaste, peintre et écrivain cubain Nicolas Guillén Landrian (1938-2003), mort en exil après avoir été emprisonné par le régime castriste.