De Beyrouth à New York, en passant par le Brésil et surtout Genève: la version française d’une biographie du légendaire banquier revient sur la façon dont il a bâti son empire financier. En fuyant le risque et en contrôlant tout ce qui s’y passait
Envoyé à Milan à l’âge de 15 ans pour acheter et vendre de l’or, Edmond Safra a déplacé sa famille vers la Brésil à l’âge de 22 ans, y a lancé des activités financières, avant de créer une banque privée à Genève à la fin des années 1950, puis une banque commerciale à New York. Avec, à chaque fois, la volonté de minimiser les risques et de contrôler les moindres détails de ses banques, tout en s’occupant de ses proches et de sa communauté, jusqu’à sa mort dans des circonstances tragiques en 1999 à Monaco. C’est l’histoire que raconte la biographie* d’Edmond Safra signée par le journaliste américain Daniel Gross, désormais disponible en français.
«Edmond Safra avait à la fois une identité singulière et des identités multiples, il pouvait sembler complexe, mais si vous compreniez d’où il venait, sa façon de diriger une banque et de se comporter était extrêmement logique», résume Daniel Gross dans une conversation téléphonique avec Le Temps. Dans L’Epopée d’un banquier, l’ancien journaliste financier du New York Times ou de Bloomberg décrit un Edmond Safra (1932-1999) qui s’est toujours adapté au contexte local dans lequel il opérait.
C’est lors de ses années milanaises que le futur banquier découvrit la Suisse, dans le cadre du commerce de l’or qu’il effectuait pour son père depuis Milan. Bien qu’en déplacement quasi permanent autour du monde, Edmond Safra a fait de Genève son point d’attache essentiel pendant plus de quarante ans, devenant le «Rockefeller de Genève», selon cette biographie.
La société financière qu’il crée en 1956, la Sudafin (rue du Stand), devient la Trade Development Bank (TDB) à la fin de la décennie et accueille les fortunes du monde entier qui cherchent un refuge dans l’agitation politique des années 1960. S’établir dans le fief historique des banquiers privés étant une manœuvre ambitieuse pour un Juif libanais de 27 ans avec passeport brésilien, Edmond Safra s’entoure de Suisses bénéficiant de relations dans le monde politique.
Introduite en bourse en 1972, la TDB, installée rue de Chantepoulet, sera vendue en 1982 à American Express pour 550 millions de dollars. A la fin de la période de non-concurrence de cinq ans, Safra – qui a entre-temps épousé Lily – lance une nouvelle banque à Genève, la Republic National Bank of New York (Suisse). Des désaccords sur le fonctionnement d’American Express (dont Edmond Safra est devenu actionnaire), le recrutement d’anciens employés de la TDB et l’arrivée de clients expliquent probablement les tensions entre le groupe américain et le banquier, très détaillées dans le livre.
Ayant démontré qu’il faisait l’objet d’une campagne de diffamation, Edmond Safra obtint des excuses publiques d’American Express, à qui il demanda de donner 8 millions de dollars à des organisations caritatives. En 1990, la TDB est reprise par Compagnie de Banque et d’Investissements (CBI), qui devient alors l’UBP. L’actuelle Banque J. Safra Sarasin a été créée par Joseph, le frère cadet d’Edmond, avant de fusionner avec Sarasin au début des années 2010.
Elevé à Beyrouth dans une famille originaire d’Alep en Syrie, ayant quitté l’école à 15 ans, Edmond Safra a bâti un empire qui regroupait notamment Banco Safra au Brésil, la Trade Development Bank à Genève ou la Republic à New York. A sa base, deux principes simples: le propriétaire d’une banque est responsable de tout et l’activité est intergénérationnelle, qui avait été pratiquée par ses aïeux et le serait par ses descendants.
«Si vous avez cette mentalité, les déposants doivent être protégés à tout prix et votre nom, vos biens et la réputation de votre famille sont en jeu, donc vous vous comportez un peu différemment», résume Daniel Gross, qui a eu accès aux archives personnelles et professionnelles d’Edmond Safra, lui-même un personnage extrêmement discret très peu porté sur les interviews dans les médias. Ce comportement «un peu différent» englobait aussi une tendance au micromanagement avant que le mot ne soit inventé, et qui poussait Edmond Safra à décider de la forme des cendriers ou de la taille des toilettes dans sa banque genevoise (pas trop grandes, de manière que les employés n’y lisent pas le journal).
Même si ses banques étaient cotées en bourse, Edmond Safra en détenait toujours 30% et disait toujours qu’il perdrait tout avant que quiconque ne perde le moindre centime. N’aimant pas prêter à des emprunteurs qu’il ne connaissait pas, il préférait financer des projets garantis par le FMI ou la Banque mondiale, ou prêter à des banques fiables. Il en retirait un taux d’intérêt plus bas, mais n’avait pas à se soucier d’éventuelles pertes sur ses crédits. Ses établissements étaient aussi présents dans des activités que les grands concurrents dédaignaient à l’époque, comme le trading de l’or, des devises, ou même le déplacement des billets de banque. La philosophie du patron: «Gagner un dollar par jour, mais tous les jours.»
Le livre revient également sur le décès d’Edmond Safra, déjà diminué par la maladie d’Alzheimer, dans son appartement monégasque en 1999, suite à un incendie allumé par son infirmier, qui voulait apparaître comme son sauveur. Une mort qui aurait pu être évitée si une suite d’erreurs n’avait pas été commise, affirme aujourd’hui Daniel Gross. Conclue avant sa mort, ce n’est qu’après son décès que la vente de l’empire d’Edmond Safra à HSBC sera concrétisée, pour 10 milliards de dollars, en 2000.
* Le livre fera l'objet d'un vernissage ce mardi à Genève.