Alors qu’une marche réunissait un millier de participants à Berlin, une cinquantaine de personnes ont manifesté à Genève dimanche après-midi. Même en Suisse, les Russes anti-Poutine sont marqués par la répression et le manque de soutien
Mille jours. Cela fait bientôt mille jours que Véra*, Russe établie depuis cinq ou six ans dans la région genevoise, porte en elle un sentiment de culpabilité. «Même si je ne soutiens pas la guerre, il m’est très difficile de vivre avec la pensée que des crimes sont toujours commis dans le cadre de ce conflit», explique celle qui continue à vouloir faire «tout ce qu’elle peut» pour pousser son gouvernement à mettre un terme aux hostilités. Membre d’une association baptisée «La Russie du futur – Suisse», Véra coorganisait une manifestation anti-guerre qui a réuni une cinquantaine de participants à Genève ce dimanche 17 novembre. Bien que personne de contact pour les médias dans le cadre de cet événement, elle ne souhaite pas voir son nom publié. «Cela pourrait avoir des conséquences pour mes proches en Russie. Participer à la manifestation n’est pas dangereux en soi, mais avoir sa photo en une d’un journal avec son nom et un slogan anti-Poutine, cela peut vous exposer.» La prudence légitime de Véra en dit long sur la répression orchestrée par le Kremlin contre ses citoyens qui s’opposent à la guerre, dont des centaines voire des milliers ont été jetés en prison depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022.
La manifestation genevoise, qui s’est déroulée sur la place des Nations, faisait écho à un appel à la mobilisation lancé à Berlin par trois opposants. Faute de pouvoir agir en Russie, ces derniers tentent de relancer depuis leur exil un mouvement exsangue et divisé. Il s’agit de Ioulia Navalnaïa, veuve d’Alexeï Navalny décédé en prison dans des circonstances troubles en février dernier, Ilya Iachine, ex-député municipal moscovite récemment libéré de prison, et Vladimir Kara-Mourza, qui a survécu à la prison et à deux tentatives d’empoisonnement. Une marche à laquelle un millier de personnes environ ont pris part a été organisée dans la capitale allemande ce dimanche également. A Zurich, une manifestation similaire avait réuni la veille une cinquantaine de participants, dont des membres de l’opposition biélorusse.
«Poutine fait de son mieux pour créer un mythe selon lequel sa guerre criminelle serait voulue et soutenue par les Russes. Nous réfutons cela. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un conflit ethnique mais d’une guerre entre la démocratie et la dictature», explique Véra. La Russie du futur demande la démission de Vladimir Poutine, qu’elle juge «illégitime», son jugement pour crimes de guerre, le retrait des troupes russes d’Ukraine, le paiement de réparation à ce pays, la justice pour toutes les victimes du conflit et la libération des prisonniers politiques en Russie. Elle appelle également la communauté internationale à introduire des sanctions plus strictes contre le régime de Vladimir Poutine et à contrôler leur mise en œuvre. Les organisateurs soulignent en outre que Genève abrite le siège de la société STMicroelectronics, dont les puces se trouvent dans des missiles et drones de fabrication russe.
Genève me semble être un cas particulier, car de nombreux Russes établis ici travaillent pour des organisations internationales, des ambassades, ou dans le négoce d’hydrocarbures. Ce sont donc des personnes loyales au régime.
De l’aveu même de l’organisatrice, la mobilisation était faible à Genève. Pourquoi? «Je pense qu’il y a une certaine fatigue, car on ne trouve pas de moyens efficaces pour arrêter cette guerre», répond Véra. «Par ailleurs, beaucoup de Russes estiment que manifester ne sert à rien. Enfin, Genève me semble être un cas particulier, car de nombreux Russes établis ici travaillent pour des organisations internationales, des ambassades, ou dans le négoce d’hydrocarbures. Ce sont donc des personnes loyales au régime.»
Rédactrice en chef du plus ancien journal en ligne russophone de Suisse, Nasha Gazeta, basé à Genève, Nadia Sikorsky n’a pas pris part à la manifestation genevoise, dont elle n’a appris la tenue que tardivement. Elle souligne le manque de soutien des gouvernements occidentaux vis-à-vis des Russes opposés à la guerre. «Même si je ne figure pas sur la liste des agents étrangers tenue par le Kremlin, étant donné que je n’ai pas d’activités en Russie, je sais que le régime m’a à l’œil», explique la journaliste, dont le média s’est fait taxer de «russophobe» par l’ambassade de Russie à Berne à la suite d’une publication sur une caricature de Poutine en juillet 2022. «Cela fait trois ans que je n’ai pas vu mes parents et je ne sais pas si je veux prendre le risque de retourner en Russie: même si je suis citoyenne suisse, que je travaille et que je paie mes impôts ici, je ne pense pas que les autorités suisses voudront ou pourront faire quoi que ce soit pour moi si je me fais arrêter.» Selon Nadia Sikorsky, «les personnes médiatisées, comme Ioulia Navalnaïa ou Vladimir Kara-Mourza, n’ont pas de problème à obtenir le soutien des gouvernements occidentaux. Mais d’autres opposants meurent dans des prisons russes. Or, tout le monde n’est pas prêt à mourir pour des idées, même ceux qui apprécient Brassens.»
Tout le monde n’est pas prêt à mourir pour des idées, même ceux qui apprécient Brassens.
La journaliste, dont le média a perdu deux sponsors importants (une banque privée et une clinique privée suisses) après qu’elle a pris position contre la guerre dès le 24 février 2022, estime que les valeurs prônées par l’Occident ne sont pas soutenues dans la pratique. «D’une manière ou d’une autre, Poutine va gagner cette guerre et il ne rendra pas les territoires occupés. Tout va rentrer dans la normale, mais que vont devenir les Russes qui ont protesté?» Si elle ne regrette pas de s’être exprimée publiquement, Nadia Sikorsky a aussi été frappée par le manque de soutien qu’elle a reçu de la part de ses compatriotes établis en Suisse. «Je pensais parler pour eux mais je réalise aujourd’hui que je ne m’exprimais que pour moi. C’est une désillusion.»
Docteure en sciences sociales de l’Université de Lausanne, Léa Moreau a rédigé une thèse sur les communautés russophones en Suisse romande. Selon elle, cette faible mobilisation s’explique par «une lassitude chez certaines personnes qui les amène à se détourner de ce qui se passe en Russie. Les gens ont aussi une volonté de se détacher de tout cela et de se concentrer sur leur vie ici car ils ressentent un sentiment d’impuissance. Et de manière générale, on ne peut pas dire que les manifestations organisées à Genève par le passé, notamment pour la libération d’Alexeï Navalny, aient attiré beaucoup de monde.»
* Prénom fictif